La vie chère

L’Insee ne donne pas de définition de la vie chère mais on peut penser qu’il s’agit d’un concept qui traduit le prix fortement élevé de produits de première nécessité notamment, l’alimentation, le logement, l’habillement, l’énergie (eau, électricité, carburants) pour une majorité de la population à revenu faible…

Il est donc question de pouvoir d’achat, c’est-à-dire l’ensemble des biens et services que l’on peut consommer avec ses revenus tirés, soit de l’activité, soit du patrimoine ou des prestations sociales, diminués des cotisations sociales et impôts directs.
Le pouvoir d’achat va donc évoluer en fonction du revenu par rapport à l’évolution des prix ; ainsi donc le pouvoir d’achat va augmenter si l’évolution du revenu augmente plus vite que l’évolution des prix.
Mais, que l’on se rassure, car, alors que l’on observe au début du XXIe siècle une vague de révoltes et d’émeutes de la faim dues à la hausse inconsidérée du prix des produits de consommation, en 2006 au Mexique, au Maroc en 2007, en Haïti, en Grèce, en Egypte en 2008, aux Antilles et à la Guyane en 2009, Mayotte en 2011, La Réunion en 2012, le Brésil en 2013… Le phénomène de la vie chère n’est pas un problème nouveau en Guadeloupe. Il semble même qu’il soit viscéralement lié à la structure même de l’économie de notre pays, enkystée par des relations de subordination historique aux intérêts de la France

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UNE ÉCONOMIE DE TYPE
COLONIAL, STRUCTURELLEMENT DOMINÉE
Avec l’apparition des usines centrales, et pris dans la tourmente de la crise qui, au début des années 1880, oblige les industriels à diminuer leur coût de production, malgré une seconde immigration destinée à faire baisser le prix du travail, les usiniers vont introduire le travail à la tâche, baisser le cours de la monnaie car, ils sont aussi ceux qui ont la maîtrise du Conseil général, générant une misère certaine dans les masses populaires.
Dans cet asservissement à l’amère patrie, l’essentiel des terres est consacré aux cultures d’exportation et plus particulièrement à celle de la canne ; de ce fait les surfaces dédiées aux produits vivriers ne permettent pas une production qui pourrait alimenter le marché local en réalisant des économies d’échelle.
Dès lors, c’est vers les produits importés que l’on continue à se tourner, eux dont le prix est en constante augmentation. C’est d’ailleurs, en s’appuyant sur cette misère dans une société où selon Hégésippe Légitimus le salaire est «inversement proportionnel à la quantité de sueur répandue», qu’émergent des syndicalistes, des hommes politiques.
Les luttes contre la vie chère sont rythmées par le calendrier de la récolte de canne qui voit les petits planteurs réclamer de façon constante le paiement décent de la tonne de canne à sucre et les ouvriers et employés agricoles, des salaires permettant de couvrir l’augmentation du prix des produits importés.
Ces luttes sont parfois ponctuées de mort violente comme ce sera le cas en 1925 à Duval Petit-Canal où 5 personnes vont trouver la mort lors d’une grève, dont une femme enceinte qui recevra un coup de baïonnette en plein ventre. Les cataclysmes, les coups de vent, les ouragans comme celui de 1928 seront des aggravateurs ponctuels d’une crise structurelle du pouvoir d’achat.
L’ASSIMILATION A RENFORCÉ
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE ET ACCÉLÉRÉ LE PHÉNOMÈNE
DE LA VIE CHÈRE
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, malgré ou à cause de l’Assimilation, la société guadeloupéenne n’est en effet pas très différente de celle qui est issue de la période abolitionniste : près de 70% des terres cultivables appartiennent encore aux groupes sucriers et la grande masse est déshéritée ; Marie-Andrée Gotte résume com-me ci la situation : «…. Nous devons tout acheter et, par voie de conséquence, tout importer : du chapeau aux chaussures, de la cravate au soutien-gorge, de l’ail à la morue, du ciment au pain, de la roue au bois de construction, de la bougie au pétrole, des allumettes au porte-plume, car la liste n’est pas limitative….» 1.
Le sous-préfet Rousselet dans ses mémoires, décrit en 1951, «un monde issu de l’esclavage»2 et constate avec amertume que «les békés possèdent presque tout. Les clivages se font sur le foncier ou la couleur de peau»3.
L’Assimilation conçue pour rassurer et protéger contre l’arbitraire du pouvoir en collusion avec l’usine en étant donc un outil en faveur de la baisse des prix, est contestée. La déception est grande et se manifeste dans ces années 50 par une grande grève qui va durer plus de 40 jours.
En Guadeloupe, constate à cette période Camille Jabbour «la vie chère est organisée... Chez les négociants en alimentaire, c''est pareil. Les prix ont perdu tout plafond... Dès l''instant où les marchandises se raréfient, on stocke en vertu de la débrouillardise, et on refile au compte-gouttes à des prix exorbitants l''article recherché, et c''est le consommateur qui est grugé... une armée d''intermédiaires gagnent leur croûte sur le dos du lampiste»4.
C’est la fin du modèle que Christian Schnakenbourg appelle les 20 glorieuses de l’industrie sucrière. Le premier Prisunic a ouvert ses portes en Guadeloupe en juin 1960 et au cours de cette même année le premier Boeing se pose au Raizet.
La Guadeloupe se confirme com-me un territoire d’importation et l’économie de transfert qui prend corps sous l’effet des luttes syndicales a un effet levier sur la con-sommation… et surtout sur l’importation de biens manufacturés et de consommation courante.
À travers le revenu des fonctionnaires, les prestations sociales et les investissements dans l’équipement général, conjugués au déclin des secteurs agricoles et industriels traditionnels, c’est un nouveau modèle économique qui est en train de se construire, alors que se prépare la rénovation urbaine de Pointe-à-Pitre. Le choc pétrolier de 1974 vient augmenter le prix des produits importés.
A partir des années 80, on assiste aux politiques de rattrapage mises en place depuis les années 50 avec un stéréotype : répondre à une précarité structurelle dans une économie tertiairisée.
Avec les années 90, on veut atteindre l’égalité sociale en s’alignant sur la métropole à tout prix. La longue théorie des rapports continue en même temps que se poursuit la pénétration d’un capital qui chasse les familles guadeloupéennes. Mais la réalité reste rebelle, le déficit commercial continue de se creuser6.
LA GUADELOUPE DANS LE XXIe SIÈCLE, UNE ÉCONOMIE
QUI PORTE LES STIGMATES
DE L’ESCLAVAGE
L’entrée dans le XXIe siècle n’a pas atténué les frustrations sociales, nées de la vie chère et en 2009 en Guadeloupe puis en Martinique de très fortes mobilisations populaires auront un retentissement au plan international exprimant ainsi une crise structurelle marquée par des inégalités persistantes et l’absence de mobilité réelle entre les classes sociales ponctuées par la présence de grands groupes accusés de pwofitasyon, car abusant de leur situation de position dominante.
Ces protestations contre la vie chère, refrain incessant depuis le début de la départementalisation, l’existence d’une précarité latente et de clivages hérités de l’histoire, héritage colonialiste, entraîne une partition sémantique du pays entre le «Yo» et le «Nou».
Les pouvoirs publics répondent par la notion d’égalité réelle qui doit s’entendre pour les Outre-mer, comme la conjonction de l’égalité civique, politique, sociale et économique convergeant vers les niveaux de vie nationaux7.
En définitive, tous les gouvernements successifs font de l’éradication de la vie chère en Guadeloupe et dans les Dom leur cheval de bataille, «une priorité nationale» pour dire comme Annick Girardin.
Cette névrose de l’égalitarisme réactive le cercle vicieux de l’inflation, altère la culture entrepreneuriale et ulcère la créativité en considérant que les «acquis sociaux» sont des signes d’absolution.
De façon irrationnelle, l’économie de la Guadeloupe et le financement des collectivités tourne autour de l’octroi de mer, ce que Camille Jab-bour appelle «le pactole les maires» alors que celui-ci traduit une dépendance alimentaire énergétique économique à tout point de vue.
En vérité, rien ne change sous le soleil et malgré tous les calculs et dispositifs savants de mathématiques supérieures, les prix sont globalement plus élevés Outre-mer, l’alimentaire est de 42% plus cher que dans l’Hexagone, la téléphonie 60% et le prix des pièces détachées automobiles passe facilement du simple au double en traversant l’Atlantique.
Au niveau institutionnel, on observe qu’au cours des 10 dernières années se seront tenues trois grands-messes parmi lesquelles en 2009 les États généraux, en 2017-2018 les Assises et ce qu’il convient d’appeler le grand débat national.
Rien n’a fondamentalement chan-gé, car la question le fond n’a pas été abordée : celle de la nature des relations économiques entre la métropole et ses colonies départementalisées ; considérées comme territoire d’exportation dans la comptabilité nationale et espace de transformation de l’argent public.
Le diagnostic d’André Rousselet est clair : «Le problème de l’île c’est que tout repose sur une structure historiquement coloniale qui ne changera pas du jour au lendemain..»8.
Alors que dire de toutes les mesures agitées comme une martingale pour lutter contre la vie chère quand deux riches familles se partagent la grande distribution avec des dizaines de magasins Carrefour ainsi que la Fnac, les Maisons du Monde, Decathlon, etc…sans réelle, concurrence ?
Il s’agirait sans doute de donner une place plus importante au marché intérieur sur la base d’un développement endogène qui permettrait d’atténuer la dépendance économique. Sommes-nous prêts à envisager d’autres rapports avec la France ?
1. Intervention de Monsieur Marie André Gotte, Bâtonnier de l''Ordre des avocats du barreau départemental de la Guadeloupe au colloque de la revue guadeloupéenne sur l''assimilation.
2. A mi-parcours - Mémoires - André Rousselet Editions Kero page 68.
3. A mi-parcours - Mémoires - André Rousselet Editions Kero page 70.
4. Le gouvernement et la vie chère - Camille Jabbour n°145 «Problèmes de la vie».
5. Christian Schnakenbourg, Histoire de l’industrie sucrière en Guadeloupe aux XIXe et XXe siècles. Les «Vingt glorieuses» de la sucrerie guadeloupéenne (1946-1965).
6. Il est de 1,4 milliards en 1999 et augmente de plus de 16% en 2000, traduisant ainsi une nette inflation des importations et ceci dans tous les secteurs avec une croissance de 2% des importations de produits agroalimentaires. Il faut ajouter à cela que la France métropolitaine est en 2000 le principal partenaire commercial de la Guadeloupe puisqu’elle absorbe 59% de ses importations et reçoit 69% des exportations - Tous ces chiffres sont extraits de TER Guadeloupe 2002 Insee - Tableaux économiques régionaux Guadeloupe.
7. Rapport du député Victorin Lurel sur l''Egalité réelle - Assemblée nationale - mars 2016.
8. A mi-parcours - Mémoires - André Rousselet Editions Kero Page 69.