L’île sans l’eau, un ouvrage qui décrypte une histoire fissurée
La question de l’accès à l’eau en Guadeloupe reste un sujet de controverses sur le territoire depuis près de trente ans. Les journalistes Thierry Gadault et Marc Laimé ont pris à bras le corps, ce fait de société et ont travaillé d’arrache-pied pour reconstituer l’histoire d’un réseau d’eau défaillant et tenter d’éclairer les consciences sur les causes et les coupables d’une situation catastrophique.
L’île sans l’eau, le titre de votre ouvrage est fortement impactant mais aussi fortement symbolique. Pourquoi avoir décidé de mener une telle enquête ?
Avec Marc, nous sommes tous deux journalistes d’investigation et sensibles aux questions de l’eau. C’est un sujet qui nous interpelle et que j’avais, de mon côté, déjà évoqué dans de précédents ouvrages (Plongée en eau trouble). Marc, lui, est également consultant dans le domaine de l’eau et intervient aux Antilles depuis de nombreuses années. Nous suivions le dossier de la gestion de l’eau en Guadeloupe de très près et nous faisions également beaucoup de veille. En juillet 2021, un rapport de la Commission d''enquête, présidée par Mathilde Panot (France Insoumise) et Olivier Serva (député de Guadeloupe), a été rendu après l’audition de nombreuses personnalités politiques. Il s’agissait d’évoquer la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et d’analyser ses conséquences. C’était une matière de travail extraordinaire pour nous et nous nous sommes, par la suite, lancés dans l’écriture de cette enquête. Marc et moi-même avions le souhait de retracer l’histoire de l’eau mais pas seulement. Il était question d’établir un parallèle entre l’état de l’eau en Guadeloupe et l’état de santé de l’île. Il y a un vrai lien de cause à effet entre ceux-ci. Nous avons collecté des témoignages, des archives, des rapports, notamment de la Chambre régionale des comptes et de l’Inspection générale. Nous avons discuté avec des acteurs sur place pour pouvoir constituer un livre inquiétant et parfois accablant.
Quelles ont été vos plus grandes surprises, ou plus particulièrement, mauvaises surprises ?
Nous avons souhaité reconstruire l’histoire de l’eau à travers notamment les relations entre l’Etat, les hommes politiques de l’archipel et l’acteur privé principal, la Générale des eaux, à partir de la fin des années 80. Il nous semblait important de mettre en lumière des clés de compréhension pour analyser, au mieux, le cheminement vers l’échec d’un système des eaux. Ajoutez à cela son lot de querelles et de malversations qui ont empêché tout sauvetage face à un réseau qui courrait inéluctablement à sa perte… Mais, il y a encore trente ans, tout semblait se diriger sur la bonne voie. Les services de l’Etat finançaient et géraient les travaux et aménagements des réseaux d’eau sur le territoire guadeloupéen. Puis, le syndicat Siaeag a pris le relai et les choses ont dérapé. Dans cette coquille vide, l’argent a été dilapidé on ne sait où et ce fut le début de la fin… Les premières fuites du réseau d’eau ont commencé et personne ne s’en est soucié. Il était certain qu’un jour les tuyaux d’acheminement d’eau, fabriqués à partir du matériau PEHD (polyéthylène haute densité), allaient subir la vétusté et causer des fuites et des coupures d’eau. Mais fallait-il que quelqu’un pense à les remplacer, que quelqu’un pense à entretenir ce réseau à ce moment précis… Encore une fois, personne ne s’en est soucié. Dans notre livre, nous n’essayons pas d’arrondir les angles et nous n’hésitons pas à pointer du doigt les coupables de cette catastrophe. Ils sont nombreux et certains sont encore présents dans le fleuron politique guadeloupéen. Ils ont totalement délaissé leurs devoirs en omettant de mettre en place une politique de renouvellement des réseaux d’eau. Ils ont regardé ailleurs et ils ont dépensé autrement l’argent alloué à ces travaux. Où ? Nous n’avons pas la réponse. Mais il est clair que c’est un combiné de mauvais choix humains qui ont mené à une véritable catastrophe sociétale…
A qui incombe la responsabilité ?
Nous croyons honnêtement qu’elle est partagée entre l’Etat, les élus de Guadeloupe et la Générale des eaux. Les trois acteurs ont été défaillants et le Siaeag n’a pas joué non plus son rôle de lanceur d’alerte… C’est tellement frustrant de réaliser que les choses auraient pu être faites totalement différemment si tout le monde avait fait son job avec clairvoyance. Aujourd’hui, le Sud Gran-de-Terre est soumis à des difficultés d’approvisionnement d’eau au quotidien ce qui n’arrange en rien la cristallisation de la pauvreté. C’est incompréhensible que cela puisse encore se produire dans un département français au XXIe siècle. Ce qui est encore plus triste c’est que cette catastrophe peut encore se poursuivre si on laisse les mêmes élus au pouvoir. En Guadeloupe, il semblerait que la population se mobilise très peu lors des élections et semble avoir baissé les bras face aux décideurs politiques. Il y a une vraie défiance qui est née depuis le scandale du chlordécone et cela a créé un fossé entre les Antillais et le pouvoir public. Or, ils devraient hausser le ton et exiger des comptes notamment concernant la faille immense de l’accès à l’eau. Il est encore possible de remettre de l’ordre.
Que préconisez-vous ? De plus, pensez-vous que les fonds d’urgence débloqués suite à la tempête Fiona, par Jean-François Carenco, Ministre délégué chargé des Outre-mer, pourraient servir à restaurer les réseaux d’eau ?
Avec Marc, nous commençons dès à présent à mettre sur papier des pistes de réflexion. Il est question de bâtir des scénarios solides et validés par des experts qui pourraient permettre et envisager une sortie de crise et nous nous rendrons en Guadeloupe pour les présenter. Nous estimons à un milliard d’euros le montant nécessaire pour revoir l’ensemble du réseau d’eau en Guadeloupe. A cela vous ajoutez un milliard d’euros supplémentaire pour les travaux d’assainissement de l’eau, une somme considérable mais qui existe bel et bien dans les poches du ministère de l’Outre-mer. Il faudrait établir également dix à quinze ans de travaux… C’est donc un chantier colossal qui demande un vrai engagement de la part des élus. Vont-ils s’y intéresser ? Ils devraient, car cela créerait du volume d’emploi dans de nombreux secteurs et offrirait des perspectives d’évolution à une jeunesse abandonnée. Je ne suis pas certain que les aides déboursées après la tempête Fiona seront suffisantes pour entamer de tels travaux. Il s’agira majoritairement de reconstruire les axes routiers et, encore une fois, le problème de l’accès à l’eau risque de passer au second plan.
Guadeloupe l''île sans eau - Enquête sur un
effondrement, Marc Laimé et Thierry Gadault, aux Editions Massot. 20,50€