Pour un Front de libération décolonial

Cet écrit est un appel à la création d’un Front de libération décolonial, dont nous, Azadî et Assyl, sommes les deux membres fondateurs. Partant de l’analyse de la contre-révolution coloniale des années 60-70 nous considérons qu’il est urgent de lancer une nouvelle offensive décoloniale.

La révolution traîne avec elle la contre-révolution com-me la vie traîne la mort. Il est difficile de s’en défaire. L’une ne peut exister sans l’autre. La contre-révolution profite de l’atmosphère révolutionnaire pour rétablir l’ordre. C’est finalement un retour en arrière enrobé d’un voile révolutionnaire. C’est la perte de la substance, de l’essence, des revendications de la révolution. L’Histoire des révolutions démontre à quel point ce processus est récurrent. La révolution décoloniale du 20e siècle ne fait pas exception. Les espoirs d’une libération totale des peuples colonisés se sont peu à peu éteints, à cause de la contre-offensive impérialiste, pour donner lieu à des semi-libérations : plus de colonie (pas pour tout le monde, on y reviendra) certes, mais une soumission aux impérialismes ; situation qui peut être décrite comme une période dite néocoloniale.
Revenons un peu sur la genèse de cette contre-révolution coloniale. Les libérations nationales post-seconde guerre mondiale ont créé des conditions favorables pour une libération de la conscience des peuples. Ainsi dans les esprits des peuples ex-colonisés, l’anticolonialisme des débuts va très progressivement se transformer en anti-impérialisme car en dernière analyse l’ennemi n’est pas uniquement l’ex-pays colon mais le système et l’ordre qu’il y a derrière : l’impérialisme, stade suprême du capitalisme. L’union des peuples libérés, comme à travers la Tricontinen-tale, va faire trembler les puissances qui dominent le monde à cette époque.
Saïd Bouamama écrit dans Figures de la révolution africaine : «Tout en étant le prolongement de la phase anticoloniale, la phase anti-impérialiste est beaucoup plus menaçante pour les puissances qui dominent l’économie mondiale. La contre-offensive ne tarde pas : contre-insurrections, interventions militaires, coups d’État et assassinats politiques se multiplient pour éliminer les gêneurs et mettre au pouvoir ceux que Frantz Fanon qualifiait de manière prémonitoire, dans Les Damnés de la terre, d’«agents d’affaires de la bourgeoisie occidentale».
Tout au long des années 1960, grâce aux accords secrets de défense que Paris a fait signer au dictateur camerounais Ahidjo en 1960, les troupes françaises participent à la guerre contre-révolutionnaire contre l’UPC. En janvier 1964, les parachutistes britanniques interviennent successivement au Kenya, au Tanganyika et en Ouganda. En août de la même année ce sont les troupes françaises qui volent au secours du président du Gabon, Léon Mba, menacé par un coup d’État. En novembre 1964, c’est au tour des troupes belges et états-uniennes d’entrer en action au Congo. Ces interventions directes continuent les années suivantes : Afrique du Sud en Rhodésie de 1966 à 1975, France au Tchad de 1968 à 1971, Portugal en Guinée en 1970, etc. Le second volet est le recours aux coups d’État et aux assassinats pour les récalcitrants.
Ainsi, pendant que des chefs d’État ou de gouvernement étaient renversés -Kwame Nkrumah au Ghana en 1966, Modibo Keita au Mali en 1968, Milton Oboté en Ouganda en 1971-, d’autres, au pouvoir ou non, étaient purement et simplement liquidés : Sylvanus Olympio au Togo en 1963, Mehdi Ben Barka en 1965, Ernest Ouandié au Came-roun en 1971, Amílcar Cabral en 1973 en Guinée, etc.
Ici l’auteur s’est uniquement penché sur l’Afrique mais le lecteur saura très bien faire le parallèle avec la situation en Asie (guerres au Vietnam, en Corée,…) et en Amérique latine avec les nombreux coups d’États orchestrés par la CIA notamment.
Vous l’aurez compris la contre-offensive coloniale fut terrible. Mais l’analyse de cette période ne s’arrête pas là. Certes, ces assassinats et ces coups d’État ont souvent été organisés et exécutés par les services secrets étrangers mais ils s’appuyaient aussi sur les nouveaux équilibres internes qui se sont dessinés après les indépendances.
La révolution décoloniale, comme toute révolution, est une période de libération et de renforcement de la conscience politique : les revendications socio-économiques sont très souvent imbriquées dans la volonté de libération anticoloniale. Elles sont mêmes indissociables dans bien des cas. Les nouvelles classes dirigeantes des pays ex-colonisés en sont conscientes. Ainsi, la nouvelle bourgeoisie jusque-là contrainte dans son développement par l’ancien cadre colonial se trouve dorénavant en porte-à-faux avec les «masses populaires» et s’oppose aux velléités d’indépendance économique des leaders progressistes.
Cette bourgeoisie constituera alors le relais interne idéal des intérêts néocoloniaux des puissances impériales. Ainsi, la libération du joug colonial a quasi systématiquement conduit à l’avènement d’État-nation, modèle par excellence de l’exploitation capitaliste car cette forme d’état devînt nécessaire à la nouvelle bourgeoisie nationale pour renforcer la cohésion sociale de la nation libérée.
Attaqués directement par les forces impérialistes, les courants révolutionnaires sont également fragilisés par une rupture incomplète, que l’on constate chez certains de ceux qui s’en réclament, avec les modèles idéologiques dominants. C’est le cas du capitalisme et de l’État-nation qu’il traîne avec. Mais bien évidemment un tel modèle ne peut contenter les populations nouvellement libérées. L’État-nation c’est la négation de la pluralité, de la diversité ; c’est une continuité de la colonialité, de la modernité, du capital. C’est pourquoi, une fois le carcan colonial explosé, des réaffirmations ethniques, identitaires, culturelles, religieuses ont fait jour et ont divisé les peuples. De tels mécontentements sont aisément instrumentalisables par les puissances étrangères lorsque celles-ci y voient leurs intérêts.
On comprend alors comment les pressions externes et le manque de modèle idéologique fort à l’intérieur des nations libérées ont conduit à notre monde actuel, consécration de la contre-révolution coloniale : crises économiques, écologiques qui affectent particulièrement le Sud, triomphe de l’idéologie néolibérale et avènement du fascisme au Nord. Car oui la contre-offensive coloniale n’a pas affecté uniquement les peuples ex-colonisés mais bien tous les peuples du monde. Il n’y a qu’à lire La contre-révolution coloniale en France de Sadri Khiari, figure de la pensée décoloniale en France, pour s’en rendre compte.
«Au bout de cinq minutes de conversation, vous avez repéré si votre interlocuteur à l''esprit étroit ou non, si son intérêt se porte sur son quartier ou sur le monde. Avec leurs connaissances limitées, les gens étroits d''esprit pensent qu''ils ne sont affectés que par la vie du quartier. Au contraire, celui qui se tient au courant de la politique internationale sait que les événements qui se déroulent au Sud- Vietnam peuvent rejaillir sur sa vie à St-Nicholas Avenue, ou que ceux qui se passent au Congo peuvent se répercuter sur sa situation sur la Huitième, la Septième ou la Lenox Avenue. Quiconque réalise l''impact du moindre événement dans le monde sur son quartier, son salaire, son acceptation ou non par la société, s''intéresse d''emblée aux affaires internationales. Par contre, une personne qui estime que seul ce qui se passe de l''autre côté de la rue ou en ville la concerne ne s''intéressera à rien d''autre». Malcolm X, 1963.
Nous pensons, comme Malcolm X, qu’on ne peut comprendre la politique intérieure de la France sans s’intéresser à sa politique extérieure.
A suivre…