«La propriété est le meilleur outil pour comprendre le monde»

Le romancier, cinéaste et homme de gauche Gérard Mordillat a réalisé avec Christophe Clerc une série documentaire, Le monde et sa propriété, diffusée sur Arte. Il étudie le concept de propriété et comment celui-ci agit sur nos comportements et sur notre société. A l’heure de la mondialisation, sa réflexion est plus que nécessaire.

Dans cette série documentaire, composée de quatre épisodes
(co-écrite par Christophe Clerc
et Bertrand Rothé), vous vous
lancez dans un thème vaste,
celui de la propriété mais
est-il possible de la définir ?
Gérard Mordillat : Le concept de propriété n’a pas de définition universelle. Il appartient à chaque civilisation. Pour les Français ou les Allemands, le droit de propriété est codifié et sa définition encadrée par des textes. En revanche, en Grande-Bretagne et dans ses anciennes colonies (dont les États-Unis), le droit de propriété s’écrit au pluriel. On parle alors de «bundle of rights» (un faisceau de droits). Ainsi, nous découvrons qu’il existe autant de définitions et d’applications de cette «propriété», qu’il y a de cultures. Dans notre série, les chercheuses et les chercheurs insistent sur le fait que le terme de «propriété» ne s’applique pas uniquement aux biens matériels. La propriété couvre un champ d’actions bien plus large. Au fur et à mesure des épisodes, nous ouvrons les débats en distinguant la propriété d’existence, la propriété marchande, la propriété statutaire, la propriété de résistance… L’idée de propriété touche aussi bien le corps, l’intellect, le vivant, la terre, les communs…
C’est-à-dire ?
Par exemple, sommes-nous propriétaires de notre corps ? Derrière cette question apparaissent celles de la gestation pour autrui, de la prostitution, de ventes d’organes et celle de la propriété du corps d’un autre, de l’’esclavage

. Sommes-nous propriétaires de nos données informatiques ? Comment la possession de brevets constitue-t-elle un nouvel eldorado pour le capitalisme ? Toutes ces questions sont abordées par les chercheuse et chercheurs qui ont accepté d’y réfléchir à voix haute devant la caméra. Notre ambition n’est pas de produire une nouvelle définition de la propriété mais d’exprimer la complexité de la problématique. Et la complexité est spectaculaire ! La propriété est sans doute le meilleur outil, voire la meilleure arme pour comprendre le monde où nous sommes, analyser le système politique, social et économique de notre société où domine le néolibéralisme qui a fait de la propriété marchande son totem «il n’y a pas d’alternative». Tout doit être marchandisé, les individus, les biens, l’intelligence… Tout doit être source de profit. Notre travail est de permettre aux spectateurs de déconstruire les discours, d’exercer leur esprit critique et de «déterminer la chose réelle» comme disait Kant.
A quel niveau cette notion de propriété impacte-elle négativement notre société ?
Le capitalisme défend la primauté de la concurrence qui serait le moteur même du progrès. Cette idée n’est qu’un à priori vendu comme une vérité révélée. Il suffit de lire le grand anthropologue Marshall Salins pour voir que, tout au contraire, c’est la coopération qui a fait progresser l’espèce humaine, pas la concurrence ! En matière de propriété, on peut distinguer trois formes primaires : la propriété privée, la propriété étatique et une forme qui n’est ni la propriété privée ni la propriété étatique : les communs. Cette notion de «communs» a été réanimée par l’américaine Elinor Ostrom qui a obtenu Prix Nobel d’économie pour ses travaux. Les communs supposent la gestion d’une ressource par une communauté qui prennent démocratiquement les décisions. On comprend très bien comment un tel système peut fonctionner à petite échelle, peut-être au niveau national mais dès que l’on passe au niveau international se dresse la falaise imprenable (pour l’instant !) du capitalisme opposé par nature à toute idée de biens communs. Alors les communs peuvent-ils être une alternative au capitalisme ou sont-ils un avatar de celui-ci ? Cela mérite qu’on y réfléchisse.
Pensez-vous que cela soit
une solution plausible et adaptée
à notre société ?
Je voudrais le croire. Mais c’est terrible de constater que la crise écologique, la crise climatique, sont traitées par le mépris par ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir, tant sur le plan politique que sur le plan économique. Historiquement, les grands changements de société apparaissent après une révolution ou une guerre. Aujourd’hui, l’heure ne semble pas être à la révolution ; en revanche, les budgets militaires connaissent une croissance exponentielle partout dans le monde. Le risque de guerre est patent. La propriété marchande gouverne le monde et la guerre est la forme ultime de la concurrence «libre et non faussée». Nous ne devons pas renoncer à lutter contre ce leurre…
Le monde et sa propriété,
disponible sur arte.tv