Said Bouamama

Le sociologue et militant de gauche Saïd Bouamama publie «Manuel sur l’immigration. Les déracinés du capital» où il retrace l’histoire de ce mouvement et ses enjeux sociétaux. Il démontre habilement le lien étroit entre économie et migrations et nous explique en quoi le racisme tire également ses racines de l’émergence de la société capitaliste.

Vous présentez un nouvel ouvrage où vous évoquez
l’immigration et les «déracinés du capital». Pourquoi choisir
ce thème d’analyse ?
Said Bouamama : Nous sommes entrés dans une mondialisation sans limite qui s’accompagne d’une tendance au retour du fascisme. En effet, les classes dominantes ont peur de la colère grandissante des classes dominées qu’elles tentent par tous les moyens de faire taire. A titre d’exemple, l’ingérence des pays colonisateurs en Afrique commence à ressentir de la résistance. C’est signe que les choses bougent, mais, en bougeant, elles font renaître des phénomènes sociaux complètement destructeurs. A travers mon ouvrage et en établissant une démarche historique, j’ai essayé de trouver le fil conducteur qui permettrait de relier les grandes questions qui constituent notre actualité. Qu’on parle de souveraineté nationale, racisme, colonialisme, ou encore de néocolonialisme, il existe un lien complexe systémique et indissociable, qui est le capitalisme. Celui-ci a amené la destruction de civilisations entières, amérindiennes en Amérique du Nord, où des terres ont été ravagées et appropriées dans une logique de conquête des Européens dès le XVe siècle. Il a été ensuite instauré l’horreur esclavagiste comme moyen de faire fructifier ces colonies déjà imbibées du sang indien. C’est de là que le racisme apparaît. Aujourd’hui, il y a, selon moi, une logique d’ensemble qui ne permet plus d’éradiquer le racisme sans abolir le capitalisme.
Voilà des mots forts que vous prononcez. Comment avez-vous établi ce lien ?
Il est clair que le racisme n’est pas une «essence» ou un simple trait pervers de l’humanité. Il est le produit de conditions historiques déterminées dans le sillage du colonialisme et du capitalisme. Depuis 40 ans, je mène des travaux de recherche avec recul dans le besoin d’avoir une vision globale de notre humanité. On découvre des prémices d’un capitalisme commercial en Chine dès l’Antiquité puis au Maghreb dès le XIVe siècle, mais les Européens ont, eux, développé un capitalisme industriel. Les royautés d’Espagne et du Portugal se sont endettées auprès des banques pour financer leurs expéditions. Elles ne pouvaient pas revenir sans un sou ni sans victoire. En pillant les indigènes, elles ont pu irriguer ensuite les banques de capital. Mais il leur a fallu mettre en place cette barbarie qu’est l’esclavage. Il fallait soumettre des civilisations par la violence pour pouvoir s’étendre et, pour justifier et légitimer ces actions, quelle meilleure idée que de théoriser la hiérarchie des classes par le racisme.
Quels peuvent être les impacts d’une telle histoire dans notre société actuelle ?
Aujourd’hui, la mondialisation offre une multitude d’opportunités. On tisse des liens économiques toujours plus forts et où les enjeux de richesse dépassent parfois l’entendement. Certes, elle favorise la rencontre et l’échange entre les peuples. Mais cela a un double aspect. Elle est accompagnée d’un renouveau du racisme avec la rénovation de thèses racistes et fascistes. Elles viennent justifier cette inégalité qu’il existe entre les pays dominants et les pays dominés et empêcher la solidarité. Or, ces derniers redécouvrent aussi la force de leur histoire, de leurs ancêtres révolutionnaires et commencent à éveiller leurs consciences. Les Africains luttent aujourd’hui pour le retrait des troupes armées françaises. En Amérique du Sud, nombreux pays se mobilisent pour défendre leurs droits face à des gouvernements autoritaires. Mais, en Europe, nous sommes encore endormis. Nous avons cru que le capitalisme moderne pouvait être source de bien-être et de bonheur. Mais nous avons été bercés d’illusions et, aujourd’hui, la révolution est plus difficile à entamer. Pourtant, nous avons nombre raisons d’être déçus. La France a créé un néocolonialisme à travers une immigration aliénée et une insertion par le bas. Il y a de l’amertume palpable, servons-nous-en !
Ce sentiment est partagé aux Antilles qui connaissent une vraie crise sociale depuis plusieurs décennies…
Tout à fait. J’ai longuement étudié
Il est des problématiques d’aujourd’hui qui depuis des décennies avaient été analysées par le PCG. Ainsi s’agissant de ce que certains appellent le «grand remplacement», voici ce qu’écrivait en 1956, Hégésippe Ibéné, l’un des fondateurs du Parti Communiste Guade-loupéen : «Nous devons organiser la défense contre ceux qui nous chassent de chez nous».
S’il est un peuple xénophobe, ce n’est sûrement pas celui de la Guadeloupe. Africains, Français, Anglais, Espagnols, Chinois, Hin-dous ont fondu leur sang au cours des temps pour former la population de notre île. Le peuple guadeloupéen qui est absolument généreux ouvre largement, c''est à tous les allogènes. C’est là une des belles qualités de notre population. Il ne faudrait pourtant pas qu’on abuse de cette qualité pour nous considérer comme des imbéciles et pour nous chasser de notre propre pays.
Nous verrons arriver sur nos rives avec satisfaction des professeurs, des mécaniciens, des tourneurs, des chirurgiens, des spécialistes de l’agriculture, tous ceux qui par leur l’histoire des Antilles et elles restent des «colonies». Aimé Césaire parlait de la colonisation tel un viol… La France s’est servie de ces territoires comme outil pour développer sa propre économie mais n’a pas cherché à créer d’indépendance économique ni politique en Outre-mer. Il n’y a eu aucune réflexion sur un quelconque avenir pour les Guadeloupéens. Elle a réussi à annihiler toute identité pour imposer son impérialisme culturel et les Antillais ont donc naturellement intériorisé un sentiment d’infériorité et se sont sentis perdus… Mais ils ont cette capacité de résistance grâce à un héritage de militantisme, notamment en s’inspirant de leaders africains comme Thomas San-kara, ce qui pourrait les amener à se créer un nouvel avenir avec davantage de mot à dire.
Comment voyez-vous l’avenir des peuples qu’on dirait «dominés» ?
Je suis un éternel optimiste. Mais, avant tout, il y a une exigence de réparation de l’esclavage. Après les deux guerres mondiales, l’Allemagne a su faire profil bas et a accepté le principe de la réparation. Nous avons besoin que la France fasse de même quant à la colonisation.
C’est un débat qui mérite d’être, de nouveau, soulevé. Nous ne pouvons plus occulter certaines questions, car cela a créé de la frustration. Il y a une nécessité de restituer à certains pays leur histoire, leur dignité et leurs réussites. Il y a également une nécessité de créer des collectifs pour agir en masse. On l’a bien vu lors des grèves massives en 2009 aux Antilles. L’union peut faire la force. A nous de l’utiliser à bon escient tout ce qui nous rendrait plus libre.
Manuel de l''immigration de Saïd Bouamama, Investig''action - 29€