Guadeloupe-Martinique : Le créole est-il en danger dans les médias créoles ?

Depuis le début des années 80 avec l'apparition des «radios libres» la langue créole,autrefois jugulée dans les médias,a pris un peu d'aise. Comment qualifier le créole parlé dans les radios censées faire sa promotion ? A Fort-de- France ou à Pointe-à- Pitre,la question se pose avec force car la décréo- lisation n'est jamais loin. Le linguiste-créoliste Jean Bernabé nous donne son opinion sur nos sociétésdiglossiques.

L e combat, tout à fait légiti - me des créolistes contre la minoration du créole et pour sa reconnaissance of ficielle était absolument indispensable. Il a eu comme conséquence logique une extension des domaines d'utilisation de cette langue. Cette extension a produit des ef fets paradoxaux. En effet, avec l'élargissement de son emploi, le créole s'est bruta- lement trouvé à devoir exprimer des réalités auxquelles il n'avait pas été confronté auparavant. D'où une perméabilité au Français, sa langue de contact. Ce qui fait problème, c'est non pas la perméabilité en soi, mais le degré élevé de celle-ci, qui obère la créativité et accroît la dépendance linguistique ducréole.

La médiasphère constitue un théâtre privilégié sur la scène duquel se produit un jeu délétère, dif ficilement maîtrisable : le délitement progressif du créole, appelé décréolisation. Par leur nature même, les médias consti- tuent des vecteurs efficaces de la parole. La modification du champ sociolinguistique ne peut pas être sans rapport avec eux, surtout quand ils se trouvent propulsés par la libération des ondes. Nul doute alors que l'émergence des radios libres au début des années 1980 ne cons - titue un fait historique absolu- ment crucial. Il y a lieu d'en ana- lyser les tenants et aboutissants.

DU CLIV AGE LINGUISTIQUE DE CLASSE AU CLIVAGE PSYCHO- LOGIQUE DES INDIVIDUS

La prise de conscience du poids inégal de ses deux langues légi- times aura eu deux effets contraires, en fonction des his- toires personnelles et des dispositions idéologiques propres aux locuteurs : d'un côté celui de tendre à une réconciliation de notre part créolophone et de notre part francophone, ce qui est une manière de surmonter les conflits intérieurs, les empê- chant de dériver vers une certaine schizophrénie ; d'un autre côté, celui d'exacerber le conflit entre les deux langues. Dans ce cas-là, le conflit se chargeant alors d'un contenu social, libère l'individu d'un conflit intérieur, quand il est opportunément transféré sur les antagonismes de classe.

Après la fondation du GEREC (Groupe d'Etudes et de recherches en Espace Créolophone) en 1975, un deuxième temps idéo- logique interviendra, avec l'émergence du mouvement dit de la Créolité (1988), qui infléchira les représentations de nos deux langues dans le sens non pas du duel, mais du duo. Une transi - tion a toutefois été réalisée par un ouvrage peu connu en raison de la modestie de son tirage. Il s'agit de la Charte Culturelle Créole du GEREC (1982), texte collectif qui a été écrit à l'initiati - ve et sous l'impulsion du socio- linguiste Lambert-Félix Prudent, dont il porte une empreinte significative.

L'INTERVENTION DU MOUVE- MENT DE LA CRÉOLITÉ : UN MOMENT DE SYNTHÈSE

Aujourd'hui, l'accès au Français des masses rurales et populaires est pratiquement achevé. Il aura conduit au remplacement du cli - vage en deux espaces sociolin - guistiques différents (masses d'une part et «élites», de l'autre) par l'installation d'un clivage situé en chaque locuteur, désormais porteur ; de manière plus ou moins perfectionnée, d'une double compétence linguistique, chaque Guadeloupéen, chaque Martiniquais parlant Créole et Français. Ce bilinguis- me global n'est pas sans conséquence sur les représentations idéologiques. Une impulsion idéologique nouvelle a été don - née par le mouvement de la Créolité. À la fin des années 1980, il a suscité et nourri une nouvelle vision de la réalité des langues dans nos pays. Des lan - gues, mais aussi des cultures et des appartenances. Pour la première fois, par exemple, les Békés sont reconnus, sans la moindre contestation valide, comme étant des Guadeloupéens ou des Martiniquais au même titre que les Afro- descendants, Asio-descendants et autres levantins. Cette donnée est fondamentale, car elle signe la fin d'une époque, mettant un terme symbolique à la prépondéran- ce des idéologies de la «société d'habitation», dont les effets économiques sont encore loin d'avoir été engloutis dans le maelström de la mon- dialisation. L'attribution de différents prix (Novembre puis Goncourt) à des écrivains de cette mouvance en atteste l'impact.A vec le recul, la créolité appa- raît plus que jamais comme le troisième moment, sur le mode de la synthèse, d'une dialectique de type hégélien. Le premier est celui de la parole du maître (l'idéologie békée) et le deuxième, celui, contestataire, de l'esclave debout (l'idéologie de la Négritude, notamment dans sa dimension césairienne).

LE CRÉOLE DANS LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX «TUYAUX»

Pendant longtemps la presse écrite puis audiovisuelle de nos pays, a utilisé le créole de façon irrégulière ou encore marginale. Bref, il a été «introduit dans les tuyaux», mais de manière sporadique, comme pour témoigner d'un «tempérament créole» toujours prompt à s'enflammer et à manier le quolibet, la moquerie ou l'ironie. La libé - ralisation des ondes, intervenue au début des années 1980, va insuffler un vent nouveau. Certaines radios libres se veulent les vecteurs d'idées politiques jusque là privées de droit de cité sur les ondes. Après la répression de la parole, organisée par l'ancien monopo - le d'Etat des ondes, l'objectif de ces radios créoles devient essen - tiellement pédagogique : il importe de former de toute urgence les larges masses en utilisant leur langage. Et pour être sûr d'utiliser leur langage, le mieux n'est-il pas de recourir à la langue populaire par excellence, le créole ? Aussi, contre l'élitisme des discou- reurs traditionnels plus soucieux de donner des «coups de français» et de s'adonner aux jeux rhétoriques imbus de parisianisme, les radios libres créoles se donnent-elles pour mission de communiquer avec le public. De cette volonté de communiquer à tout prix découle un désintérêt accru pour la forme du message, pourvu que ce dernier soitef ficace. Véritable paradoxe, puisque les nationalistes, dans le même temps, par l'effet d'un amalgame erroné entre langue et nation, exaltent la dimension contestataire du créole. Or cette langue est de plus en plus francisée sans que cela leur pose le moindre problè - me. Tout se passe comme si l'in- tention créolisante servait de garde-fou contre les dérives d'une rhétorique francophone considérée comme aliénante. Dès lors, un discours créole, même parasitant le Français, apparaît comme une avancée nationaliste. N'est-ce pas plu - tôt un paravent contre toute remise en question d'une pratique linguistique perçue comme impossible à modifier ? La vocation pédagogique prend alors le pas sur la préservation de l'autonomie du créole, considéré exclusivement comme outil de communication. L'utilitarisme tend à annihiler la conscience non seulement des contraintes nées de l'extension des domaines d'emploi, mais aussi des dangers encourus par le créole.

Source : CCN (janvier 2011)