CORINNE MENCÉ CASTER : «Outre-mer» une appellation à interroger (1ère partie)

On conviendra avec René Char que Les mots savent de nous des choses que nous ignorons d’eux. Le terme «outre» vient du latin «ultra» qui veut dire «au-delà». L’expression «outre-mer» signifie «au-delà des mers». De quel «au-delà» s’agit-il et d’après quelle orientation, étant donné que la mer n’est pas orientée ? L’outre-mer, c’est par où ?

Quand je dis «vous êtes ici», sans aucune précision, la personne à qui je m’adresse ne peut pas identifier le lieu dont je parle.
Quand je dis «vous êtes en outre-mer», il n’en va pas exactement de même. Comparons les emplois de «ici» et d’«outre-mer».
Le lieu qu’«outre-mer» désigne, devrait, donc en toute logique, être orienté en fonction de l’endroit où se trouve celui qui parle. Depuis Paris, «outre-mer» désigne toute une série de lieux situés au-delà des mers. Depuis Fort-de-France, en revanche, «outre-mer» ne devrait pas pouvoir désigner «Fort-de-France». En effet, si «outre» signifie, comme on l’a dit, «au-delà de», quand je suis à Fort-de-France, «outre-mer» devrait désigner Paris ou toute capitale située, pour moi, depuis mon point d’ancrage, «au-delà des mers».
La localisation d’«outre-mer» de-vrait dépendre de l’endroit où se trouve le locuteur. Depuis Paris, «outre-mer» peut désigner Fort-de-France (au-delà de l’Atlantique) ou Tahiti (au-delà du Pacifique). De-puis Fort-de-France ou Tahiti, «ou-tre-mer» devrait en théorie pouvoir désigner Paris. Dans l’usage de la langue française, il n’en va pas ainsi. Pourquoi en est-il ainsi ?
APPROCHE SÉMANTIQUE
ET IDÉOLOGIQUE DE
L’APPELLATION «OUTRE-MER»
Il existe, donc une différence majeure entre les termes «ici» et «outre-mer». Alors que le terme «ici», est multidirectionnel, au sens de «réversible», en ce qu’il peut être employé, quel que soit le lieu où se trouve celui qui le prononce ou l’entend, l’expression «outre-mer» s’est figée dans des usages qui l’ont rendue unidirectionnelle, non réversible, ce qui correspond à ses emplois les plus anciens.
La notion d’«outre-mer» est à mettre en relation avec celle d’Occident. «L’Occident», nous dit Glissant dans Le discours antillais (1981), «n’est pas à l’Ouest. Ce n’est pas un lieu. C’est un projet». On pourrait paraphraser Glissant, mais en inversant quelque peu le propos et en disant que l’outre-mer, même s’il n’est pas qu’un lieu, renvoie dans les imaginaires conquérants de l’Occident, à l’Orient et au Sud. En ce sens, l’outre-mer est une projection de l’homo conquerans occidental.
À l’origine, l’appellation «outre-mer» désignait au retour des croisades, un ouvrage fait dans un goût oriental. L’expression «outre-mer» est donc liée à l’imaginaire des croisades et à la topologie des conquêtes. Histori-quement, l’appellation «outre-mer» désigne donc la manière dont l’homo conquerans a désigné le territoire conquis, au prisme de son lieu de référence, à lui, perçu comme premier. Cette dénomination renvoie ne remplit pas qu’une simple fonction de désignation géographique ; elle témoigne du point de vue de celui qui avait le pouvoir d’assigner une place, et donc, de nommer l’Autre.
Ainsi, à la différence du mot «ici» dont l’usage est libre et général à tous les lieux, l’emploi de l’expression «outre-mer», dans le cadre usuel de la communication, répond à des déterminations spatio-temporelles précises :
-l’espace auquel l’appellation «outre-mer» s’applique est, en principe, une ancienne colonie européenne ou occidentale, et de manière spécifique, un département, un territoire, ou une collectivité, rattaché(e) à la France ou à une métropole.
- le locuteur qui y recourt ne conçoit l’espace ainsi désigné que dans la dépendance de cet autre espace «central» et «dominant» qu’est la France ou la «métropole».
Dans tous les cas, comme l’explicite le Larousse, la dénomination «outre-mer», lorsqu’elle est em-ployée comme nom masculin ou comme adverbe, désigne un «territoire situé au-delà des mers, par rapport à la France ou, plus généralement, à une métropole». Par exemple, «aller s''établir (en) outre-mer».
Deux remarques s’imposent : 1) la définition met l’accent sur le caractère unidirectionnel du terme «outre-mer» : de la France ou de la «métropole» vers le lieu ainsi désigné, mais pas l’inverse (c’est ce qu’indique : «par rapport à la France ou à une métropole») ; 2) il en découle une hiérarchisation, à interpréter comme prise de pouvoir d’un lieu sur un autre.
Le territoire défini comme étant «au-delà des mers» n’est pas seulement appréhendé par rapport à sa position géographique, il est regar-dé et situé en tant que subordonné, par la puissance coloniale qui lui assigne une place. Pour rappel, «mé-tropole», mot d’origine grecque, vient de «mèter», «mère» et de «polis», «ville». La métropole est donc la «ville-mère», et par extension, la «mère patrie1».
De fait, par son lien intrinsèque avec l’imaginaire colonial et, plus encore, avec le fait colonial, la dénomination «outre-mer» ne saurait être neutre. Elle est idéologiquement chargée.
Elle renvoie, au plan historique, à une asymétrie des relations, à un paradigme de verticalité où le droit de NOMMER n’est pas partagé, et encore moins, questionné. Le regardant, en position haute, nomme et institue. Le regardé est nommé et institué, par injonction, par interpellation au sens policier du terme. Le pouvoir de se nommer lui-même lui est dénié. De fait, ce dominé-colonisé n’existe que dans le regard de l’autre et cherche, presque malgré lui, à devenir l’autre. Frantz Fanon dans Peaux noires, masques blancs l’a bien montré.
ULTRAMARIN, ULTRAPÉRIPHÉRIQUE :
DE L’HÉTÉRONOMIE DES ESPACES AINSI DÉSIGNÉS
Soit l’adjectif «ultramarin». Selon Littré, le préfixe «ultra» désigne «ce qui est au-delà des bornes raisonnables». Dans son oeuvre an-thropologique, la hiérarchie raciale qu’esquisse Kant, n’est pas exem-pte d’une hiérarchie des lieux et des climats. Ainsi, dans les pays chauds, nous dit Kant, «les hommes […] n’atteignent pas la perfection des zones tempérées. L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs».
Quand on relie les questions de colonisation et de domination à celles des lieux où ces prédations se sont effectuées, ce qui est dit «ultra», qu’il soit marin (ultramarin) ou périphérique (ultrapériphérique), est perçu comme ce qui, situé hors des limites géographiques du monde connu, flirte dangereusement avec l’infrahumain. Dans cette perspective, les appellations «ultramarin», «ultrapériphérique» font des espaces ainsi désignés, des territoires du lointain, hétéronomes, en déficit de sens propre.
Pour un Martiniquais, un Réunion-nais ou un Guadeloupéen, se définir comme un ultramarin ou dire, à propos de lui-même, qu’il vit en outre-mer, c’est comme, pour un poisson, s’identifier au plancton. Cela revient à se contempler dans un miroir en faisant siens le regard de l’ancien maître, l’image de l’autre.
Or, comme on sait, ne pas s’approprier son image, c’est s’excentrer de soi-même et accepter que se perpétue la forme de violence symbolique qu’est l’aliénation (alienus : autre, étranger) On ne peut être en permanence sommé d’exister dans le regard de l’Autre, ne pas exister comme soi dans son propre regard (renoncer à son propre regard), sinon on court le risque de ne jamais pouvoir s’autocentrer et de n’être pas soi. Se percevoir comme satellitaire par rapport à un centre, extérieur, revient à renoncer à se nommer et à s’auto-constituer.
Accepter, voire revendiquer cette appellation, revient donc à se priver d’une part de son humanité, de sa dignité et de sa capacité d’autodétermination.
Corinne Mencé-Caster Professeure de linguistique
hispanique et romane - Sorbonne Université
A suivre…
1. Ne pas confondre «métropole» qui signifie «ville-mère» et désigne une ville qui, dans l''Antiquité, envoyait des colons fonder des colonies, ou encore un État possédant des colonies ou des territoires ultramarins, ou enfin un statut administratif accordé à certaines agglomérations en France.