Martinique : Hommage à Gerty Archimède

Redoutable honneur que me fait Monsieur le Bâtonnier Germany et l’Ordre des avocats du Barreau de la Martinique en me demandant, en cette occasion solennelle, de présenter en quelques mots l’immense Gerty Archi-mède, «première femme avocate des Antilles françaises».
La mission confiée m’apparaît émotionnellement délicate puisqu’il s’agit d’évoquer la carrière d’une personnalité que j’appelais «marraine Gerty» qui a été inspiratrice de mon orientation vers le Barreau, et dont sa biographe Lucie Julia, ma mère, a évoqué largement la jeunesse et son cheminement initial.
J’invite chacun en Guadeloupe comme en Martinique, à se pencher, à travers les écrits et les documentaires existants, sur la vie et l’oeuvre de cette grande Dame desquelles on peu difficilement dissocier celles de la juriste, de la femme politique, de la féministe engagée y compris sur la scène internationale.
Née le 26 avril 1909 à Morne-à-l’Eau, d’une mère, Adélaïde Tamarin, apprentie téléphoniste, et d’un père, Sainte-Croix Justin Archimède, ouvrier boulanger, Gerty était l’aînée des 5 filles du couple.
Son père, radical partisan d’Achille René-Boisneuf s’opposant au socialiste Hégésippe Légitimus depuis que celui-ci avait prôné l’entente Capital-Travail, allait dès 1912 devenir maire de la commune et le rester jusqu’en 1947 en devenant aussi président du Conseil général de la Guadeloupe.
Ce père éclairé a pourtant été déterminé à ne pas voir entreprendre d’études supérieures par sa fille, qui avait eu un brillant parcours scolaire entaché néanmoins par deux échecs à la première partie du baccalauréat, attribués selon lui à des forces politiciennes occultes.
Malgré cet examen en poche, Gerty Archimède ne put partir à Paris faire les études de philosophie qu’elle envisageait, au motif cette fois que sa soeur Germaine y avait connu une destinée fatale.
Sans s’affranchir de la tutelle paternelle, Gerty ne s’est jamais résolue à ne tenir que le commerce ouvert par sa mère à Pointe-à-Pitre puis à n’occuper que l’emploi qu’elle s’était procurée à la Banque de la Guadeloupe. Elle se mit donc à étudier le droit.
Et après les ostentatoires cérémonies du tricentenaire de la présence française en Guadeloupe, trois années durant, Gerty Archimède est venue ici à la Martinique qui disposait d’une école de Droit pour s’y inscrire et y passer ses certificats avec succès.
Car désormais, elle voulait devenir avocate puisqu’elle se disait épouvantée par le sort réservé aux femmes et découvrait le Code civil de 1804 ainsi que, selon elle, l’outrageuse formule de Napoléon Bonaparte faisant de la femme la propriété de l’homme comme l’arbre à fruit celle du jardinier.
«Je compris alors d’instinct que l’inégalité de la femme était le fait de la société. Je crois que c’est dès ce moment que je devins féministe dans le sens noble du mot» aimait-elle à expliquer plus tard.
Ses examens passés à la Martinique méritaient à cette époque d’être validés à Paris tandis que la farouche hostilité de son père à ce transport n’avait pas été vaincue.
Il fallut l’intervention directe de sa grand-mère auprès du sénateur Henry Beranger, président de la Commission des affaires étrangère de la Haute assemblée, de pas sage en Guadeloupe, pour que celui-ci parvienne à convaincre Sainte Croix Archimède de laisser partir sa fille en 1938.
C’est dans ces conditions que Gerty Archimède a pu s’inscrire en Faculté, obtenir en Sorbonne le grade de Licenciée en Droit le 9 mars 1939 et accomplir un stage auprès d’un grand avocat au Barreau de Paris qui, outre les principes juridiques et judiciaires, lui prodigua d’excellents conseils sur l’art de la plaidoirie.
Si son maître de stage avait souhaité qu’elle prête serment devant la Cour de Paris, Gerty choisit de retourner au pays ressentant les prémices de l’éclatement de la seconde guerre mondiale et la déclaration de guerre par la France le 3 septembre 1939.
Le 12 octobre 1939 elle déposait une demande d’admission comme avocat stagiaire auprès du Procureur général.
Le lundi 18 décembre 1939, la Cour d’Appel de Basse Terre recevait le serment de Gerty Archimède en l’absence de son père venu tout de même sur les marches du Palais mais refusant d’assister à l’audience.
Le 20 décembre suivant, le Tribunal de Première instance de Basse-Terre admettait Gerty Archimède stagiaire au Tableau de l’Ordre des avocats, faisant alors fonction d’un Conseil de l’Ordre qui faute d’un nombre suffisant d’avocats n’a été constitué qu’en 1944.
C’est le début d’une carrière remarquable d’avocat inaugurée dès février 1940 par un premier acquittement au terme de sa première plaidoirie aux Assises.
Beaucoup disent encore aujour-d’hui que Gerty Archimède reste le plus grand avocat d’Assises que la Guadeloupe ait connu.
Mais, naturellement, celle qui fut dénommée «l’avocat du peuple» a plaidé d’innombrables autres causes.
A commencer par celles dans lesquelles elle assurait la défense des Guadeloupéens poursuivis par le Gouvernement de Vichy. Les comptes rendus d’audience rapportés par la police et les dénonciations de son comportement lui valurent deux convocations par le gouverneur Sorin. Au terme du second, elle entendit le gouverneur déclarer : «Je regrette qu’il n’y ait pas un quartier de femme au Fort Napoléon».
C’est à force de persévérance que Gerty réussit à s’imposer comme femme avocate compétente à la tête de son cabinet.
Certains clients méfiants, la prenant pour la secrétaire, lui demandaient : «Est-ce votre mari qui va plaider mon affaire ?».
Mais, en 1944, les femmes obtiennent le droit de vote : dès 1945, courtisée par plusieurs partis, c’est avec les communistes que Gerty se lance dans ses premiers combats électoraux et devient la première femme conseiller général de Gua-deloupe, à l’âge de 36 ans. Le 10 novembre 1946, elle est élue député aux côtés de Rosan Girard.
Elle devient alors membre de la Commission de la justice et de la législation et membre de la Com-mission des territoires d’Outre-mer de l’Assemblée nationale française et nommée juge suppléant à la Haute Cour de Justice.
Elle présente en 1947 le rapport de la Commission de la justice sur le projet de loi permettant aux femmes l’accession à diverses professions juridiques.
C’est à l’occasion d’une des réunions de groupe en juillet 1950, salle Colbert, que Félix Houp-houet-Boigny alors député de la Côte d’Ivoire fit un exposé sur la répression s’abattant sur les membres du RDA.
Gerty Archimède lui griffonna sur un papier : «Je suis meilleure avocate que députée, j’aimerais aller défendre mes frères d’Afrique». Huit jours après, le futur président de la Côte d’Ivoire lui remettait un chèque représentatif des frais de transport et une liste de 150 détenus.
Elle s’envolait pour l’Afrique. Là, la liste des dossiers s’est allongée de manière impressionnante. Gerty plaidait plusieurs fois par semaine et dénonçait la fragilité des accusations portées contre les militants anti colonialistes, parfois blessés par balles, inculpés et emprisonnés. Elle obtint des succès remarqués en faisant face à la justice coloniale.
Elle rentre à Paris le 12 novembre 1950 après 4 mois épuisants où elle a courageusement défendu le droit, au moment où Houphouet met fin à son apparentement au groupe communiste après une entrevue avec François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer.
Tous les militants du RDA furent libérés en avril 1951.
Mais, depuis 3 ans déjà, croupissaient en prison les «16 de Basse-Pointe» accusés à l’aveuglette du meurtre du géreur béké Guy de Fabrique le 6 septembre 1948 sur l’habitation Leyritz. Le procès est dépaysé et les accusés quittent la Martinique pour être jugés devant la Cour d’assises de Bordeaux. Ce procès retentissant se tient du 9 au 13 août 1951.
Tout naturellement, Maître Gerty Archimède est de la partie. Seule femme au sein du collectif d’avocat, elle obtient aux côtés de ses confrères Georges Gratiant et Marcel Manville un acquittement général.
De multiples autres affaires ont occupé Gerty après qu’elle ait regagné son cabinet en Gua-deloupe le 11 janvier 1952.
N’étant plus député, elle a pu se consacrer pleinement à la défense des petites gens même si ses activités politiques ou associatives n’ont nullement décliné.
Elle a fait fonction de maire de Basse-Terre, a continué à occuper les fonctions de conseiller général de Basse-Terre puis de Morne-à-l’Eau, a été une fondatrice de l’Union des Femmes Guadeloupé-enne et plusieurs associations de défense de l’enfance et de la famille, membre de la FDIF, de l’AIJD, du Mouvement de la Paix, représenté son pays à travers le monde.
Elle a eu à défendre Angela Davis et ses amis menacés d’enfermement et d’autodafé dans des conditions que l’interessée, im-pressionnée par sa personnalité, raconte dans son autobiographie.
Elle est élue par trois fois, de 1967 à 1970, première femme Bâtonnier de l’Ordre des avocats de la Guadeloupe.
En juillet 1980, Gerty Archimède obtient un double acquittement spectaculaire devant la Cour d’assises de Basse-Terre ; le 12 août, elle plaide au Tribunal ; au petit matin du 15 août 1980, sa voix arrête de retentir.
Gerty Archimède entre définitivement dans l’Histoire.

Ernest Daninthe
Saint-Pierre (Martinique) le 19 mai 2023