Changer le statut constitutionnel de la Guadeloupe : Pourquoi et comment ? (1ère partie)

Dès les premières années de départementalisation, beaucoup d’élus et d’intellectuels guadeloupéens ont compris une chose : l’identité législative (l’application du droit commun) avec la métropole ne favorisait pas la prise en considération des spécificités locales. -Les transferts publics, pour financer des dépenses alourdies qui excédaient de beaucoup les ressources prélevées sur place par l''impôt, allaient accentuer la dépendance, laquelle sera à terme facteur de déséquilibres économiques et sociaux. La départementalisation fut saluée avec enthousiasme par l''opinion, exceptés quelques Békés et Hommes de couleur. La logique coloniale n''avait pour autant disparu. Elle allait continuer subtilement à provoquer désillusion, déceptions puis l''apparition d''un courant protestataire politico- identitaire animé par les anciens partisans de la départementalisation de 1946. La classe politique se fracture en autonomistes, assimilationniste ou départementalistes contraignant l’électeur guadeloupéen à choisir une position du statu quo et de l’acquis plutôt que celui d’une évolution et de l’aventure (chat an sak).
C''est aujourd''hui l''article 73 de la Constitution de la Ve République qui continue à définir le statut constitutionnel des départements d''outre-mer1 : aux termes de cet article, «Le régime législatif et l''organisation administrative des départements d''outre-mer peuvent faire l''objet de mesures d''adaptation nécessitées par leur situation particulière». Il s''agit donc de départements de droit commun, sous réserve des adaptations prévues par cet article. Les lois métropolitaines y sont applicables de plein droit sans qu''une mention expresse d''extension ne soit nécessaire, à la différence des territoires d''outre-mer2, de la Nouvelle-Calédonie (ou autrefois de l’ancienne collectivité territoriale de Mayotte) qui sont pour leur part soumis au principe dit de «la spécialité législative». La Guadeloupe, et La Réunion constituent encore aujourd''hui des régions monodépartementales3 dotées de deux assemblées distinctes : le Conseil régional et le Conseil général, avec chacune leur exécutif en la personne de leur président. Outre la lourdeur de la superposition de deux administrations différentes, les problèmes liés à la répartition des compétences que l''on peut constater dans l’hexagone se trouvent donc avivés par la coexistence d''un département et d''une région sur un même territoire, d''autant que les régions d''outre-mer bénéficient de compétences plus étendues que celle de métropole, notamment en matière de développement et d''aménagement et en matière financière (réglementation de l''assiette, du taux et des exonérations de l''octroi de mer, avec la possibilité d''instituer un droit additionnel au profit de la région ; fixation du taux de la taxe spéciale de consommation des produits pétroliers).
Le rapport4 établi en 1999 à la demande du Premier ministre par MM. Claude Lise, sénateur de la Martinique, et Michel Tamaya, député de La Réunion5 fait ainsi état d''«un enchevêtrement dommageable des compétences», évoquant notamment des situations d''interventions concurrentes dans le domaine de la pêche, de l''environnement et de la protection du patrimoine, de l''habitat ou encore des aides économiques.
Ainsi, bien qu’intégrées dans le processus de décentralisation depuis 1982, nos collectivités n’échappent pas à trois contraintes majeures que j’ai identifié ainsi :
- La concurrence territoriale
- Le déséquilibre territorial
- La dépendance institutionnelle
1- SORTIR DE LA DÉPENDANCE INSTITUTIONNELLE :
LA PRIORITÉ
Les collectivités territoriales érigées en entités de droit public libres auraient donc acquis le droit de choisir librement l’étendue, le contenu, et le mode de mise en oeuvre de leurs actions dans le cadre de leurs politiques publiques, y compris dans les Outre-mers. Postuler que les collectivités jouissent, certes en principe, d’une libre administration, revient à exclure le fait qu’elles soient dépendantes de l’Etat. Un État que tout à chacun se représente plus ou moins comme l’ensemble des institutions organisant le fonctionnement de la société française. Un tel postulat suppose également que le fait de prendre des décisions dans un cadre constitutionnel et légal qui donne à des représentants élus par la population locale cette capacité sans entraves apparentes, est une panacée politique synonyme d’exercice d’un vrai pouvoir local.
L’analyse de ce cadre juridique qui fixe le fonctionnement des collectivités territoriales montre pourtant qu’il existe bien des preuves de la persistance de liens et d’entraves institutionnelles qui contredisent l’absence de dépendance des collectivités vis à vis de l’État. Et qu’est-ce que la dépendance ? La dépendance est le fait d’être soumis à l’autorité ou à l’influence de quelque chose ou d’une ou plusieurs personnes. En l’occurrence la personne morale qu’est l’État est, par l’entrelacement des règles et des structures institutionnelles qui entourent toujours et plus que jamais les collectivités territoriales, coupable de perpétuer pour elles un état de dépendance.
En effet, les collectivités en tant que parties intégrantes et parties prenantes de l’État sont en dépit de leur gouvernance démocratisée dépendantes des moyens financiers et parfois humain que leur alloue l’État, dépendantes aussi des règles instituées par les organes politiques de l’État, dépendantes des procédures administratives établies et contrôlées par l’État, dépendantes enfin des sanctions et des rappels à l’ordre des agents de l’État portant sur l’exercice de leurs compétences mais aussi des orientations budgétaires déterminés par l’exécutif français. Un seul exemple récent suffit à étayer cette affirmation : Quand les parlementaires s’inquiètent de la pérennité de l’une des principales sources de financement de l’action publique régionale en Guadeloupe : l’octroi de mer, c’est au gouvernement qu’ils s’adressent car il est le seul à pouvoir agir dans ce domaine, notamment au niveau européen. Quid de la liberté d''administrer ? Évidemment dans les territoires situés en dehors de l’Hexagone, il y’a une réalité plus âpre et plus problématique de cette dépendance institutionnelle qui tout comme le multiculturalisme, est l’objet d’une omerta républicaine validée par le constituant et la littérature juridique contemporaine. Malgré tout, les élus locaux sont perpétuellement plongés dans une quête de moyens et d’allocations d’espaces propres d’action politique qui puissent dépasser le simple et infantilisant cadre actuel de redistribution de subventions publiques. Distribuer ce n’est pas transformer mais plutôt accompagner.
La liberté se mesure à la puissance et à l’impact de la volonté politique s’incarnant dans des réalisations répondant aux besoins spécifiques des territoires. Or le contrôle historique et permanent, quoique fluctuant, de l’État sur la délégation des compétences qu’il a effectué au profit des collectivités locales (au bout de trois réformes successives de la décentralisation) ; est par nature antagoniste de la mise en oeuvre de toute prise de responsabilité de la part de nos élus régionaux, départementaux ; communaux et même parlementaires. Il résulte de cette dépendance institutionnelle une absence permanente d’autorité politique de nos élus dans la mesure ou en amont, ils dépendent d’un cadre juridique imposé et surtout maitrisé par l’Etat au gré de ses besoins, et en aval du soutien de l’État pour faire avancer les dossiers les plus importants (chlordécone, eau, CHU, sargasses, sécurité, pour ne citer que les plus actuels).
La dépendance institutionnelle engendre parallèlement une subordination chronique et parasitaire des élus locaux à une forme de clientélisme politique supplémentaire et spécifique dans la mesure ou le dialogue et la coopération avec les institutions étatiques seront d’autant plus facilitées et bénéfiques qu’ils dépendront de l’appartenance de ces élus à l’armada partisane de la majorité au pouvoir au niveau national. Aucune surprise donc quand l’on voit un syndicat comme l’UGTG qui ne cache pas sa vision souverainiste de la Guadeloupe et qui se dit mobilisé pour la défense des droits humains et sociaux en Guadeloupe, exiger des élus locaux membres ou partenaires de la majorité au pouvoir qu’ils prennent leur responsabilité en obtenant de l’exécutif le règlement des nombreux problèmes dénoncés. C’est un énième appel à l’État mais cela traduit surtout une évidente recherche d’autorité locale des politiques, tant leur impuissance sur de nombreux dossiers est de plus en plus notoire et problématique. La recherche aliénante et infantilisante du soutien indéfectible de l’État, la crainte récurrente de son silence, la colère réprimée mais insidieuse déclenchée par le sentiment d’être entre la carotte et le bâton, et la frustration permanente produite irrémédiablement par un rapport de force inégal par nature brisent systématiquement toute tentative de cons-truction d’un vrai débat public sur les problématiques essentielles pour la Guadeloupe.
Le coeur de ce crève coeur politique est ancré dans l’illusion du développement sans pouvoirs domiciliés localement et autorité politique directe. Et cela même alors que d’autres territoires, en ayant limité volontairement la densité des liens institutionnels avec le pouvoir central, ont pu avec succès obtenir des signes concrets de développement social et économique endogènes sans pour autant rompre avec leur attachement juridique à la nation française. Car la nation n’est pas l’État. L’État est la collectivité publique là ou la Nation est la collectivité humaine. Pour demeurer attachés à la collectivité humaine devons nous forcément demeurer liés par la collectivité publique ?
La réflexion sur le dépassement de la dépendance institutionnelle doit donc être ouverte sans provocation ministérielle, pollution électoraliste et sans artifices culturels. Elle doit aujourd’hui reprendre et sans attendre, alors même que le contexte de campagne pour la présidentielle va probablement con-traindre le chef de l’État à oublier son projet de réforme constitutionnelle visant notamment à ouvrir une perspective de statut à la carte pour la Guadeloupe et d’autres collectivités.
Ainsi, l’histoire de la décolonisation des anciennes colonies françaises reste inachevée6 et le temps donnera peut être raison à un Paul Valentino qui en 1946, pour des raisons précises, était favorable à un plus grand exercice des responsabilités que l’on aurait du confier aux Guadeloupéens. En effet en 1946, l’idée d’un autre statut, plus favorable au fonctionnement autonome des institutions locales et à une existence locale d’un pouvoir politique sans tutelle centralisatrice et étatique existait. A suivre…
1. Faberon (Jean-Yves) : L’outre-mer français. Dalloz. 1999 (extrait de l’Encyclopédie Dalloz de Droit international). Faberon (J-Y.) et Auby (J-Fr.) (dir.) : L’évolution du statut de département d’Outre-mer. Presses Universitaires d’Aix-Marseille 1999. Faberon (J-Y.) et Gautier (Y.) : Identité, nationalité, citoyenneté Outre-mer. Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie Modernes et Documentation française. 1999. Faberon (J-Y.) : Où va L’outre mer français. Pouvoirs locaux N° 46 III / 2000. Pages 116 à 123.
2. Lampue (P.), «le régime constitutionnel des territoires d’outre-mer», RDP, 1984, p. 5. Joyau (M.), «éléments de réflexion sur les rapports métropole-Polynésie française», RJPIC, 1992, p. 960. Blandel A-M : Le particularisme du régime législatif des territoires d’outre-mer. Contribution à l’étude du cas de la Nouvelle-Calédonie. Thèse Droit public. Université de Rennes I. 1996. Faberon (J-Y.) et Agniel (G) : La souveraineté partagée en Nouvelle-Calédonie et en Droit comparé . La Documentation française 2000. Faberon (J-Y) et Garde François : Les institutions de la Nouvelle-Calédonie. 101 mots pour comprendre. Ile de lumière. 2002. Boyer (A.) : Le statut constitutionnel des territoires d’outre-mer et l’Etat unitaire. Contribution à l’étude des articles 74, 75 et 76 de la Constitution du 4 octobre 1958. Thèse Droit public. Université d’Aix-Marseille III. 1991.
3. Fortier (J-C.) Vitalien (C.), «les compétences des régions monodépartementales d’outre-mer» in les nouvelles compétences locales, Moderne (F.) (Dir.), Economica, 1985. Eluther (J.P.) «aspects législatifs de la décentralisation dans les Dom», RA, n° 218, mars-avril 1984.
4. En 1999, un rapport est remis au Premier ministre Jospin intitulé sur la voie de la responsabilité. 70 propositions visant à l’accroissement des responsabilités des collectivités locales. Ainsi que la possibilité pour les Dom de signer des accords internationaux, la clarification des compétences entre la Région et le Département, la création d’un Congrès réunissant le Conseil général et le Conseil régional compétent pour les domaines partagés et pouvant alors proposer une évolution dite statutaire des Dom.
5. Lise (Cl.) et Tamaya (M.) : Les départements d’outre-mer aujourd’hui : La voie de la responsabilité. Rapport au Premier ministre. La Documentation française. 1999 Elfort (M.), Faberon (J-Y.), Goesel-Le Bihan (V.), Michalon (Th.) et Reno (F.) La loi d’orientation pour l’outre-mer du 13 décembre 2000. Presses Universitaires d’Aix-Marseille. Emeri (Cl.), Sainton (J-P.), Reno (F.), Merion (J.) La question statutaire en Guadeloupe, en Guyane, et en Martinique. Elements de réflexion. Editions Jasor-2000.
6. Les congrès des élus ont vu la situation de la Guadeloupe inchangée et se dégrader que ce soit en 2003, en 2013, ou encore en 2019 aucune évolution statutaire ni institutionnelle, visiblement la discussion dans ce sens fut un échec. A contrario, en 2010, les départements de Guyane et Martinique ont respectivement adopté l’évolution institutionnelle en collectivité unique. Un retard est à déplorer pour la Guadeloupe, il convient alors de définir et comprendre les causes de ce ralentissement.