LA COLONISATION AU NIGER, UN CRIME CONTRE L’HUMANITÉ La France ne semble pas prête à affronter la question coloniale

Pour l’historienne Camille Lefebvre, qui a étudié la période de l’occupation coloniale au Niger à la fin du XIXe siècle, ce moment est primordial pour comprendre le ressentiment des Nigériens à l’égard de la France, même si ce dernier est instrumentalisé par les militaires qui ont renversé le président Mohamed Bazoum.

Peu de temps après le coup d’État au Niger, l’historienne Camille Lefe-bvre, directrice de recherche au CNRS à l’Institut des mondes africains, publiait un message sur son compte X (ex-Twitter) : «Certains s’interrogent sur le pourquoi du ressentiment des populations du Niger à l’égard de la France. Une partie de ses raisons se trouve dans la violence de l’occupation coloniale dans cette région. Comprendre cette histoire est aujourd’hui nécessaire».
Beaucoup en France semblent ne pas mesurer ce qu’a été la colonisation au Niger
Camille Lefebvre : Ce qui me frappe, c’est que la situation n’est analysée en France que depuis un point de vue français et en fonction des effets sur la France, qu’il s’agisse de la question de l’uranium ou du sentiment anti-Français. Au moment où le rapatriement des ressortissants français a commencé, des journalistes ont cherché à me contacter pour me poser des questions sur les expatriés. Mais je n’ai rien à dire à ce sujet. Je suis une spécialiste du Niger. Ce que je connais, c’est l’histoire de ce pays.
Je m’aperçois que cette histoire intéresse très peu, tout comme de manière générale l’histoire du Sahel. Ce qui intéresse, c’est la projection de la France sur le reste du monde, pas la compréhension de ce qui se joue dans cette partie du globe. Au Niger, le sentiment anti-Français qui se manifeste aujourd’hui a une histoire longue et complexe. Le Niger depuis l’indépendance a eu une relation très proche avec la France et, paradoxalement, la France a eu très peu de relations avec le Niger. Personne en France ne semblait savoir où se situait le Niger, moi y compris, quand j’ai commencé à travailler sur ce pays il y a vingt ans.
Il existe donc une forme
d’ignorance ?
Oui, je dirais même de désintérêt total. Ce qui me frappe, c’est que depuis dix ans la France est en guerre dans ce pays et dans ces régions sans avoir à aucun moment fait un effort pour comprendre ce qui s’y jouait.
Depuis plusieurs années une colère sourde monte notamment dans
la jeunesse.
Les Français n’ont jamais investi intellectuellement dans ce pays, pendant la colonisation son occupation était déjà considérée comme un «mal nécessaire», selon la formule coloniale retenue par l’historien Idrissa Kimba dans le titre de sa thèse. Mais, plus largement, les autorités françaises ont, avec condescendance, longtemps considéré ces pays comme des acquis, comme une forme de pré carré que l’on ne pourrait donc jamais perdre. Le type de relation que la France a construit avec le Niger, après la colonisation, reste une forme de relation fondamentalement inégalitaire dans tous ses aspects qu’ils soient politiques, culturels ou militaires.
Depuis plusieurs années, une colère sourde monte notamment dans la jeunesse, très largement majoritaire dans le pays, une jeunesse peu éduquée, qui ne vote pas, contre des dirigeants qu’elle décrit comme des voleurs qui auraient vendu le pays et ses richesses à des pays étrangers, en particulier à la France.
Emmanuel Macron avait pourtant promis d’en finir avec la Françafrique…
Il ne suffit pas de dire que sa génération, la mienne, n’a pas connu la colonisation pour considérer que nous nous sommes libérés de ses effets. C’est un discours qui nie la réalité de l’empreinte encore si forte des effets de la colonisation dans nos sociétés, à l’intérieur et à l’extérieur.
Mais, il y a eu en Allemagne un travail immense d’éducation, de mémoire et de réflexion sur sa propre histoire qui a été fait. Aujourd’hui, nous pouvons avoir des relations avec l’Allemagne, parce que ce travail a été fait. Nous n’en sommes clairement pas là en France en ce qui concerne la période coloniale. Cette période de notre histoire est bien connue, les historiens et les historiennes ont produit des connaissances solides, mais le pays ne semble pas prêt à affronter cette question.
La France devient pour beaucoup l’exutoire tout trouvé
Ce qu’on enseigne à l’école, c’est la décolonisation, pas la colonisation. Il est plus facile d’enseigner la manière dont les peuples se sont libérés, que de se pencher sur la violence de la colonisation au quotidien, la construction d’une société fondée sur le racisme et sur l’extractivisme. Mais la réponse ne se trouve ni dans la transformation des programmes scolaires, ni dans l’enseignement, ni dans une énième commission ou dans le travail des historiens et des historiennes, tout cela a déjà été fait et bien fait. La question est que nous décidions collectivement d’affronter cette question.
Au début du XXe siècle, quatre-vingts militaires français accompagnés de six cents tirailleurs envahissent deux puissantes villes du Sahara et du Sahel. La France, comme plusieurs autres pays européens, considère alors les territoires africains comme des espaces à s’approprier. Elle se substitue par la force aux gouvernements existants, au nom d’une supériorité civilisationnelle fondée sur le racisme.
Depuis le coeur de ces deux villes, grâce à une documentation exceptionnelle, Camille Lefebvre examine comment s’est imposée la domination coloniale. Militaires français, tirailleurs, mais aussi les sultans et leur cour, les lettrés et les savants de la région, sans oublier l’immense masse de la population, de statut servile ou libre, hommes et femmes : tous reprennent vie, dans l’épaisseur et la complexité de leurs relations. Leur histoire révèle la profondeur des mondes sociaux en présence ; elle retisse les fils épars et fragmentés des mondes enchevêtrés par la colonisation.
Les sociétés dans lesquelles nous vivons, en France comme au Niger, sont en partie issues des rapports de domination qui se sont alors noués ; s’intéresser à la complexité de ce moment nous donne des outils pour penser notre présent.
Historienne - Directrice de recherche au CNRS
Directrice d’études cumulante EHESS
Source : gauchemip - Mediapart