La capacité politique du peuple

Le débat entre les deux positions que nous avons exposées dans le billet du numéro précédent peut avant tout apparaître comme une réflexion sur les capacités politiques du peuple et des élites, et les effets qu’entraîne un gouvernement par le peuple ou par une élite. Du côté de l’agoraphobie politique, il semble possible de dégager trois arguments principaux quant à l’inaptitude du peuple à (se) gouverner :
(1) Il serait irrationnel ; (2) ce qui fait qu’il serait une proie facile pour les démagogues et (3) qu’il serait le sujet de divisions en factions qui défendent des intérêts particuliers (plutôt que le bien commun).
La première tâche de l’agoraphilie politique dans les sociétés occidentales est de déconstruire l’idée très répandue de l’agoraphobie politique, qu’une élite est toujours préférable à une démocratie directe ou à l’anarchie.
Le principal argument qui justifie l’agoraphobie politique et dont découlent les autres, veut que le peuple assemblé à l’agora ne soit pas apte à délibérer, car il est irrationnel. La rationalité dont il est question ici fait référence à la vertu qui permet d’identifier, défendre et de promouvoir le bien commun dans la mesure où les intérêts de tous les membres de la communauté sont considérés.
Selon les agoraphobes, seuls certains individus dotés d’un titre particuliers (guerriers, prêtres, philosophe, propriétaires terriens, etc.) ne sont pas irrationnels ou incompétents en matière politique, si bien qu’ils ne sont pas considérés comme appartenant au peuple (à la populace) en raison de leur naissance, de leurs diplômes, ou leur position sociale. Ces individus exceptionnels devraient gouverner le peuple irrationnel, qui doit se contenter de les admirer et de leur obéir.
En guise de réponse, l’agoraphilie politique peut répliquer que les gouvernants sont nécessairement animés par une passion irrationnelle : la soif du pouvoir et de la gloire. Elle ajoute que la passion qui habite l’élite est plus dangereuse que celle qui anime le peuple, car l’élite est obsédée par le désir de domination, alors que le peuple est habité par le désir de liberté.
L’irrationalité de l’élite relève de trois phénomènes distincts :
1. L’irrationalité fondamentale : tous les être humains sont avant tout motivé par leurs émotions et leurs désirs ; cela vaut aussi pour les gouvernants, dont les décisions prennent racine dans leurs émotions. Un régime élitiste n’est donc pas plus rationnel qu’un régime populaire.
2. La rationalité politique minimale : l’objectif politique premier de l’élite est de prendre le pouvoir et de le conserver plutôt que d’identifier et de promouvoir le bien commun. Il s’ensuit que l’élite n’est pas vertueuse mais égocentrique. Le simple fait pour l’élite d’être au sommet d’un système politique la rend sujette à une émotion particulière : la peur ou la haine du peuple.
3. L’esprit de conformité : les membres d’une élite ont tendance à se conformer soit à l’opinion du plus grand nombre de dirigeants (leur chef), soit à l’opinion majoritaire au sein de l’élite.
Selon les agoraphobes, la souveraineté politique du peuple assemblé à l’agora est illusoire puisqu’il tombe nécessairement sous l’emprise de démagogues, car les assemblées sont «sous la puissance des orateurs et des harangueurs».
Pour sa part, l’agoraphilie maintient que les gouvernants font usage de démagogie, en premier lieu pour persuader le peuple. Leur motivation principale est de défendre leurs intérêts particuliers.
La présence d’une élite politique qui dirige la communauté ne résout en rien le problème de la démagogie. En fait, elle peut même l’aggraver, à la fois parce que l’élite elle-même use de démagogie, et parce que le peuple peut être démagogue à l’égard de l’élite qui le gouverne.
Francis Dupuis-Deri - Source : Journals.openedition.org/variations/93