Transport aérien dans la Caraïbe : mythe et réalité

En septembre dernier, le tribunal mixte de commerce de Pointe-à-Pitre prononçait la reprise partielle de la compagnie aérienne régionale Air Antilles par la holding Cipim regroupant la Collectivité de Saint-Martin et Edeis, gestionnaire de l’aéroport de l’île. En revanche, la filiale Air Guyane a été liquidée laissant 78 salariés licenciés et une partie du territoire amazonien enclavé.

Les documents d’exploitation n’étant pas encore délivrés aux repreneurs d’Air Antilles, seule Air Caraïbes opère sur les liaisons vers la Martinique et Saint-Martin. Chez nos voisins caribéens, la LIAT cessera définitivement ses activités fin janvier 2024 après plusieurs échecs de projets de reprises. Suite à de nombreuses difficultés financières, les gouvernements caribéens actionnaires de la compagnie aérienne caribéenne ont décidé de ne plus la soutenir après l’avoir plusieurs fois renflouée en vain, depuis une soixante d’années…
Ces deux exemples récents de liquidation de compagnies aériennes caribéennes (il y en a tout un éventail) sont caractéristiques du marché du bassin régional et des projections politiques qui y sont faites, parfois au-delà de la réalité… Les compagnies aériennes aux capitaux privés comme publics sont confrontées à la réalité du marché et à ses nombreuses contraintes qui rendent particulièrement périlleux l’entrepreneuriat intra caribéen.
LE TRANSPORT AÉRIEN EST UNE ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE CONFRONTÉE À LA RÉALITÉ DE L''ESPACE CARIBÉEN
Le bassin caribéen est un vaste espace géographique territorialement morcelé de 4,3 millions de km2, composé d’une trentaine d’îles aux statuts juridiques variés et des langues pratiquées relevant de l’histoire de la colonisation. Bien que constituant un ensemble géographique cohérent, le bassin caribéen est constitué de petits territoires insulaires aux économies ténues qui ne permettent pas de constituer une richesse intérieure suffisante pour construire un marché économique solide.
L’intégration régionale des îles de la Caraïbe dans des organisations intra régionale s’est fait très progressivement et parfois difficilement. Les échanges commerciaux intra caribéens sont relativement faibles, les îles échangent davantage avec le reste du monde qu’entre elles. Cela s’explique d’une part par le fait que ces territoires insulaires ont des besoins similaires mais des ressources limitées (l’économie des îles caribéennes repose principalement sur le tourisme, les flux financiers et l’agriculture, l’ensemble ne générant pas suffisamment de richesse intérieure à la Caraïbe) et d’autre part, par le fait que ces îles dépendent essentiellement du reste du monde pour leur approvisionnement (Etats-Unis, Europe, Chine…). Ces îles ont toutes gardé des liens étroits avec leur «métropole d’origine» même en étant des territoires aujourd’hui indépendants.
Le niveau de vie de la population caribéenne est faible. Les offres touristiques ne sont pas adaptées au marché régional mais concentrées sur les marchés émetteurs américains et canadiens pourvoyeurs de devises internationales. Les échan-ges aériens intra caribéens de passagers reposent en très grande majorité sur des besoins de rapprochement familial dans la même sphère linguistique et culturelle (sphères anglophone, hispanophone, francophone et dans une moindre mesure, néerlandophone). Quelques évènements culturels et sportifs génèrent une demande diffuse et non structurée. Les relations d’affaires intra caribéennes sont insuffisantes pour représenter un marché générateur d’une réelle économie d’échelle.
UNIR LA CARAÏBEPAR VOIE AÉRIENNE, UNE UTOPIE POLITIQUE ?
Les Caraïbes comprennent de nombreuses îles, chacune ayant ses propres besoins en matière de transport aérien en raison de sa taille, de sa population, de son niveau de développement économique, de sa sphère d’appartenance. Posséder sa propre compagnie aérienne, c’est assurer un rayonnement à son territoire, développer les relations d’affaires, attirer de nouveaux investisseurs, favoriser les échan-ges sociaux, culturels et sportifs. Les grandes îles de la Caraïbe possèdent généralement leur propre compagnie aérienne précisément pour assurer leur indépendance et attractivité ((Bahamas Air, Cubana de Aviacion, Intercaribbean airlines, Winair et maintenant Air Antilles…).
Ces compagnies jouent un rôle crucial pour faciliter les déplacements des habitants et des visiteurs. Elles sont généralement soutenues par l’Etat dans lequel elles ont leur siège social soit directement par un investissement public ou des exemptions fiscales, soit de façon plus indirecte par des mesures de protection juridique de leur marché. Ainsi l’accès au marché est régi par des «droits de trafic» négociés entre Etats pour leurs compagnies. L’accès des compagnies au marché dépend donc d’accords négociés en bilatéral entre Etats.
La LIAT semblait s’affranchir de cette conception nationale en devenant la première compagnie aérienne intra caribéenne réunissant des capitaux publics de sept gouvernements caribéens dont trois principaux que sont Antigua et Barbuda, Barbade, Saint-Vincent et les Grenadines, le reste de son capital était détenu à 10% par des investisseurs privés, et à 5,38% par ses employés. Cette compagnie a opéré pendant plus de 60 ans entre les petites îles de la Caraïbe en tentant de répondre à cette volonté politique «d’unir la Caraïbe par voie aérienne», ambition fondamentale portée par les organisations régionales que sont l’AEC, l’OECS et la CARICOM. Pour soutenir ce projet, ces organisations tentent d’appliquer dans la Caraïbe les politiques de libéralisation du ciel telles que lancées aux Etats-Unis et appliquées en Europe. Avec cette politique de ciel ouvert, les compagnies aériennes des pays signataires peuvent voler vers et depuis les pays concernés par l’accord sans avoir à demander des droits de trafic très longs et fastidieux à obtenir. Cet accord de libéralisation a favorisé la création d’alliances entre compagnies aériennes afin de structurer leurs offres pour être plus compétitives sur les marchés et donc pour le consommateur. La LIAT n’a pas créé d’alliances. Elle a racheté sa concurrente Star AirLine en 2007 mais les grandes divergences entre gouvernements actionnaires caribéens n’ont pas permis à cette compagnie de pérenniser son modèle atypique dans un environnement encore largement cloisonné juridiquement.
QUELQUES PISTES POUR
UN TRANSPORT AÉRIEN PLUS ÉQUILIBRÉ DANS LA CARAÏBE
Dans un espace morcelé comme celui de la Caraïbe, le transport aérien ne peut être appréhendé comme un simple opérateur économique reliant une île à une autre. Bien plus que cela, il est un levier de désenclavement, de développement et de consolidation de liens d’affaires, économiques, familiaux, sociaux, culturels, sportifs oeuvrant à l’unification de la Caraïbe.
La duplication de modèles extérieurs qui s’appliquent sur de larges espaces continentaux ne peut être purement et simplement dupliquée dans un espace aux multiples contraintes géographiques, économiques, sociales, juridiques, fiscales.
Il s’agit alors de proposer un modèle idoine, laissant à la fois place au professionnalisme des acteurs privés qui maitrisent la technicité qu’appelle la gestion d’une compagnie aérienne et l’intervention et le volontarisme des politiques pour mettre en place des leviers juridiques ainsi que des soutiens fiscaux et économiques en adéquation avec les spécificités du marché des îles de la Caraïbe. Toutes les grandes compagnies aériennes mondiales sont gérées par des professionnels du secteur mais sont toutes aussi soutenues par leur Etat d’origine pour des raisons de souveraineté du pavillon national, de désenclavement territorial voire de missions de service public.
La compagnie Air Antilles avait tenté de mettre en place une Alliance de compagnies aériennes caribéennes appelée Caribsky. Cette Alliance devait ainsi permettre aux opérateurs caribéens de mettre en commun leurs systèmes de réservation, d’étoffer leurs réseaux, de rationnaliser leurs offres, d’accéder à de nouveaux marchés en réduisant les coûts d’approche et de distribution. Le client final y voyait son intérêt par des fréquences accrues, plus de routes, de meilleures connexions, l’unification des programmes de fidélisation, la facturation unique pour les voyages qui comportent des vols sur plusieurs compagnies. Cette Alliance, soutenue par le programme européen INTERREG, n’a pas eu l’opportunité de se déployer en raison de la mise en liquidation judiciaire d’Air Antilles.
Et puis pourquoi ne pas innover en lançant des appels à manifestation d’intérêt sur certaines liaisons peu rentables mais soutenues financièrement par les Etats concernés ? Un appel d’offre régional ouvert à toutes les compagnies aériennes dotées des savoir-faire techniques, opérationnels, commerciaux et humains indispensables à un service de qualité.
Mais bien sûr, il ne peut y avoir d’offres aériennes pérennes avec des tarifs attractifs sans cadre commercial favorisant la création de projets économiques intra caribéens. C’est le marché qui crée l’offre, mais les conditions favorables au marché doivent être mises en place par les entités publiques en lien avec les opérateurs privés maîtrisant les contraintes opérationnelles du terrain.
Telle devrait être la feuille de route des organisations caribéennes dont le but est d’accompagner le développement économique du bassin caribéen en adéquation avec son contexte économique, sociétal et les grandes mutations environnementales qui se dessinent.
Caroline Romney Consultante en tourisme