Haïti : entre crise politique et colère de la rue, un pays sans horizon

Après le blocage en justice, fin janvier 2024, de l’envoi par le Kenya d’une mission sécuritaire en Haïti, des centaines d’Haïtiens en colère se sont mobilisés les rues de Port-au-Prince, contre l’actuel Premier ministre Ariel Henry, responsable selon eux d’une situation politique dans l’impasse depuis l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse, en 2021.

Entretien avec Frédéric Thomas (CETRI) sur TV5 Monde.
Pourquoi cette date du 7 février 2024 est-elle symbolique ?
Le 7 février est la date inscrite dans la Constitution pour la passation de pouvoirs à un président élu. Et Ariel Henry, le chef du gouvernement actuel avait, le 21 décembre 2022, annoncé qu’il passerait le pouvoir à un président élu, précisément, à cette date. Mais Il n’y a pas eu d’élections en 2023, et au contraire, la situation n’a cessé d’empirer. D’où, le ras-le-bol, de la population qui ne veut pas que cette personne reste en place sans mandat et avec aucune échéance en vue.
Pendant tout ce laps de temps, qu’a fait Ariel Henry pour mettre en oeuvre un processus électoral ?
Il a nommé une Commission, un conseil de transition. C’était trois personnes sans véritable pouvoir et surtout sans volonté politique de négocier avec l’opposition ou avec la société civile. Cette société civile qui est vent debout contre ce gouvernement car, pour elle, il représente plus la communauté internationale que les Haïtiens et Haïtiennes, tant au niveau politique, social et économique qu’au niveau sécuritaire. À ce sujet, la situation n’a cessé de se dégrader sur place et, ce gouvernement, s’est montré inactif et même désintéressé du sort de la population.
Si depuis plusieurs semaines et même plusieurs mois, il y a des grèves, des manifestations, des violences,et notamment celle des gangs, c’est la personne d’Ariel Henry en tant que Premier ministre qui symbolise tous ces maux ?
Oui, parce que d’abord, il semble s’être accaparé du pouvoir. Il apparaît vraiment comme celui qui détient la clé du pouvoir en Haïti. Deux jours avant l’assassinat de Jovenel Moïse (NDLR : le dernier président haïtien élu à ce jour), Ariel Henry avait été nommé Premier ministre. Mais le mandat de Jovenel Moïse était déjà terminé, donc c’est quelqu’un qui n’a pas été élu, qui est très impopulaire, qui apparaît véritablement comme l’homme de paille de la Maison Blanche. Il ne fait rien et ne rend de comptes qu’à la communauté internationale mais pas à la population haïtienne. Il n’est intéressé que par l’idée de se maintenir en place. Aux yeux des Haïtiens et des haïtiennes il symbolise vraiment le statu quo, le blocage, le verrou qui empêche toute solution, toute sortie de crise.
La violence des gangs en Haïti, a fait près de 5.000 morts, dont plus de 2.700 civils, en 2023, selon l’ONU. Pensez-vous que la situation pourrait empirer en Haïti ?
Oui, tout à fait. Et malheureusement elle va encore empirer tant que les bandes armées se nourrissent du vide de pouvoir. Tant qu’on n’aura pas cassé les liens qu’entretient la classe politique d’oligarchie avec ces bandes armées, on va vers le pire. Et malheureusement, Ariel Henry assure que ces liens sont maintenus.
La solution d’une force d’intervention internationale venue du Kenya censée appuyer les autorités locales dans leur lutte contre la violence endémique en Haïti s’éloigne un peu plus après un nouveau blocage de la Cour de justice kényane. Où en est-on dans ce dossier ?
Le gouvernement kényan qui croit que cette force d’intervention est tout à fait conforme à la Constitution a tout de suite indiqué qu’il allait faire appel de cette décision. L’autre difficulté, provient du financement de cette mission. Tout cela semble compliqué, et loin d’être garanti, alors même que les autorités kényanes ont dit qu’elles n’enverraient personne sur le terrain tant que la totalité du financement ne serait pas assurée. Enfin et surtout, c’est une fausse bonne solution parce qu’une mission internationale qui va venir renforcer un gouvernement, une police pour lutter contre l’insécurité, quand ce gouvernement et cette police sont régulièrement dénoncés pour leur corruption, c’est très problématique.
Est-ce que, pour autant, la population rejette complètement l’idée ?
La population est désespérée, donc elle est prête à accepter cela, mais sans véritable espoir. Parce que, malheureusement, les Haïtiens et Haïtiennes ont l’expérience d’autres missions, par le passé, qui non seulement, n’ont rien réglé sur le fond, mais ont aussi entraîné toute une série de problèmes de violations de droits humains. Toutes ces missions ont finalement affaibli les institutions publiques haïtiennes. Ces expériences n’ont donc pas été concluantes.
Faut-il attendre une aide de la diaspora haïtienne et est ce qu’elle a les moyens politiques et économique de se faire entendre ?
Il faudrait parler non pas d’une mais des diasporas parce qu’en fait il n’y a pas une vision univoque. Il y a beaucoup de divergences. Cette diaspora a un poids économique énorme. C’est d’ailleurs grâce à cela que le pays ne s’est pas complètement effondré. Les transferts d’argent venus de l’étranger représentent entre 25 et 30%. du PIB haïtien, mais ce poids économique ne se traduit pas, pour autant, politiquement. Si bien qu’il y a des interventions, il y a des actions, il y a des interpellations des diasporas aux États-Unis, au Canada, là où elles sont les plus fortes, mais jusqu’à présent, elles n’ont pas réussi à véritablement se faire entendre et encore moins à obliger Joe Biden à reconnaître l’échec de sa politique et à réorienter sa stratégie.
Mais ces diasporas, sont-elles vraiment impliquées ?
Il y a des mobilisations très fortes mais elles sont plus au niveau familial et économique. La crise a entraîné une très forte migration légale et illégale des haïtiens et haïtiennes qui essaient, par tous les moyens, de sortir du pays, de cet enfer. Mais au niveau politique, les actions restent bien en deçà de ce qui serait nécessaire.
Par Frédéric Thomas