La représentation de la citoyenneté dans la société guadeloupéenne (Fin)

Le Guadeloupéen possède une double citoyenneté. La citoyenneté française et la citoyenneté européenne depuis 1993.La constitution d'un imaginaire politique aussi large semble créer un nouveau système de référence incompris.

N otre rédaction a reçu pour publication cette contribution de Mme Migerel, anthropologue et psychanalyste, très connue puisque assez médiatisée. Nous la publions car , nous nous réjouissons du fait que cette compatriote semble sor- tir de sa neutralité habituelle pour s'engager en tant qu'intellectuelle dans le débat politique. C'est précisément parce que nous ne superposons pas le concept de citoyenneté celui de nationalité que nous avons posé, il y a 54 ans, la question de la décolonisation et de l'é - mancipation nationale de notre peuple par la revendication de l'Autonomie. A l'époque, pour des raisons découlant même du dveloppement socio-historique de notre peuple, celui-ci était réellement attaché à la citoyenneté française. Il l'est encore aujourd'hui pour une grande partie, croyons-nous. Mais cela, de notre point de vue, ne constitue pas un obstacle insurmontable pour que notre peuple accède, à terme, à sa souveraineté, à sa véritable responsabilité politique.

Claudy Chipotel

Par Hélène Migerel,Docteur en Sciences Humaines, Psychanalyste

Le vocable nationalité ne suscite aucune surprise dans le questionnement des personnes. Il estfamilier , fait sens dans l'implica - tion des droits et des devoirs, tels le droit de vote et le devoir civique, l'acceptation d'être juré, l'obligation de payer ses impôts et les cotisations sociales, le droit de grève. Seulement, voilà! Le droit au travail plisse le front de surprise en même temps que s'al - longent les deux lèvres. Comment ? Le travail est un droit ? Dans une société où le taux de chômage dépasse l'entendement ? Chez les jeunes, 37% disent les optimistes. Non ! 44,2% crient les autres. Et pourtant, cette phrase du discours de Nicolas Sarkozy du 1er mai 2012 au T rocadéro : «Sans travail, il n'y aura aucune chance pour la France de prépa - rer l'avenir», alors qu'il brigue un second mandat, est la preuve d'une négligence innommable envers les Français d'Outre-mer . La représentation du travail s'ancre dans le registre des privilèges (relations sociales, recommanda - tions\ reçues envers les sans-emplois sont les mêmes qu'aux Etats-Unis où la pauvreté est pensée comme une absence d'investissement dans la recherche d'emploi. Il y a là une dichotomie dont la pre - mière caractéristique incrimine l'Etat et son impossibilité à résor - ber le chômage doublé du délais - sement de l'île, et le second du rapport au travail des sans coura - ge. Une vision de soi dif ficile à disparaître au même titre que le retard légendaire, combien même les journaux télévisés, les manifestations à l'Artchipel, le cinéma, commencent à l'heure. En droit fil de la continuité de la responsabilité, les allocations d'aides sociales sont perçues comme une réparation, avec des nuances d'incitation à ne rien faire, recouvrant de dédain ceux pour qui on paye, soi, bon travailleur , de com- misération pour la blessure à la dignité des sensibles, de conten - tion de l'explosion sociale pour les réalistes. Mais l'étendue de la paupérisation est un réel danger dans le cadre de l'exclusion génératrice de violence. Un autre droit pose problème dans l'imaginaire, celui de la liberté de conscience et d'opinion. Causant moins de tiraillement que le droit au tra- vail, la mémoire de façon sélective renvoie les mises au placard, le harcèlement d'informateurs, la censure de la libre expression. Cette parole dévoile la toutepuissance et le pouvoir à l'œuvre dans un régime d'intolérance qui emprunte le nom de démocratie. Si la nationalité est claire et préci - se, le mot citoyen n'a pas de résonnance et ne trouve pas d'é- cho dans une attitude identique. D'aucuns ne le relie pas aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. Peut-être parce qu'il n'est pas suffisamment usité. Une partie des personnes interrogées a dit qu'elle l'assimilait au temps de la révolution française, et semblait obsolète. Les plus jeunes en donnent une définition exacte. Mais l'embrouille consiste à se penser citoyen français et citoyen guadeloupéen. Entre l'identifica- tion aux personnes de la commu- ne, et du pays et aux autres ; le proche et le lointain, ces préoccu- pations mériteraient des infor- mations plus complètes. La césu- re de l'être, partagé entre l'appartenance à un groupe et en même temps à une nation, se coulant dans une niche affective remplie de dissemblance, déchiré par ce je qui devrait être un autre, cette césure dans sa dimension moderne met à mal l'individu et son devenir. Ce nous et ce non-nous ballotés entre reconnaissance et diversité,diversité qui n'évoque aucun lien, ni aucune catégorie humanoïde-, autorise d'être juge des instances juridico politiques. Les recouvrir d'indifférence, les priver de la jubilation d'une marque d'attention en se déplaçant pour aller voter aux élections présiden - tielles, ne pas les octroyer d'un bulletin blanc deviennent une réalité. La décision de l'immobilis- me est une décision. S'abstenir correspond à l'incapacité à faire reconnaître ses arguments mais c'est aussi nier les règles de signification des actes qui édictent des choix : une af faire personnelle dont on doit tenir compte par rapport au principe du contradic - toire qui l'anime.

Le Guadeloupéen possède une double citoyenneté. La citoyen - neté française et la citoyenneté européenne depuis 1993. La constitution d'un imaginaire poli - tique aussi large semble créer un nouveau système de référence incompris. Ce qui advient, apparaît comme sans ordre et comme sans cohérence dans une suite d'évènements qui le projette dans une Europe qu'il connaît mal et lui donne la conviction d'être pris au piège d'une stratégie dont il ignore l'enjeu. A voir une nationalité plus une double citoyenneté, cela sert à quoi ? Les pancartes énormes sur les bords des routes en travaux rensei - gnent sur l'origine du finance- ment. La construction des établissements publics, c'est en partie l'Europe. L'opinion en a cette vision désincarnée qui a l'avantage d'une explication simple, celle d'apports financiers améliorant les infrastructures, sans lutte sociale ni hostilité. Mais de là à se sentir européen ! Un Europen est un individu à la peau claire, aux cheveux lisses, habitué au froid ; il ne mange pas épicé, travaille dans un bureau, prononce les «r». Voilà la définition du plus grand nombre. Comment s'i - dentifier à la caricature ?

Le traité de Maastrich ne trans - forme en rien l'existant des repré - sentations. Hormis l'argent, la méconnaissance des droits et des devoirs de la citoyenneté euro - péenne demeure. Elle apparaît comme virtuelle, sans danger d'un droit de véto sur une quel- conque résistance, sans histoire douloureuse avec les popula - tions, sans fierté ni rejet mais sans échappatoire à une condition dont on n'a pas la maîtrise. Elle fait partie de l'ordre français, de sa représentation d'organisation politique et d'une garantie d'unité entre les états membres. Beaucoup en ignore les causes. L'élection présidentielle de 2012 n'a pas suscité d'émoi visible. Tout se passe comme si la chronique du changement annoncé ne concerne en rien les Guadeloupéens qui conservent en mémoire le mépris affiché envers les revendications du mouvement mené par le LKP en 2009 et surtout les promesses non tenues de l'après grève. Ce refus de la souffrance exprimée au grand jour fonde la tentation d'une population de former une unité pour ceux qui bascu - laient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre selon les sensibilités et les équilibres locaux. Une conséquence de la dénonciation de la pwofitasyon a été l'édification d'au moins deux projets guadeloupéens de société soumis au débat et à la contribution de chaque habi- tant.L'un s'alimente d'aspirations portant des garanties de l'Etat, l'autre insiste sur les aspi- rations populaires et son renouveau. Cependant, affirme Louis Théodore «Un projet guadeloupéen digne de ce nom procède nécessairement d'une intention de rupture, ce ne peut être un projet de la France pour la Guadeloupe parce qu'il induit la transforma- tion progressive du tissu économique et social du pays».

Les débats attestent de la profon- deur de la réflexion, le texte dépend des circonstances mais sa portée est essentielle. La nation s'impose dans tous les domaines, parler en son nom équivaut à faire passer l'universel avant le particulier. Ce discours unitaire met en cause l'existence culturelle des personnes, conduit à diri - ger les masses en recourant à la démagogie. Les Guadeloupéens tendent à donner un nouveau sens à la vie collective, en provoquant l'éclosion de rêves etd'espoir . Le sait-on seulement ?

Les Etats Généraux de l'Outre Mer ont espéré avoir en récolte les dif férentes voies politiques populaires et intellectuelles, afin de mieux saisir les besoins de l'immense foule dans les rues. Le résultat dans un recueil de don - nées non significatif, n'est pas fia- ble disent les statisticiens parce que l'échantillon petit, n'est pas représentatif. Tandis que les détracteurs du mouvement de grève insistent sur le fait qu'il demeure au second rang, voire qu'il n'a été qu'une réaction confuse et sans avenir , avant d'ê- tre l'apanage de nostalgiques sans prise sur le monde moderne, il reste gravé dans l'imaginaire surtout d'une jeunesse assoif fée de justice et d'équité.

Une phrase du discours du 1er mai de François Hollande candidat au second tour de l'élection présidentielle, aujourd'hui président de la République suggère : «Soyez fier d'être citoyen de la République française». L'écho l'at-elle portée jusqu'ici ?