Propos d’un mélomane

Si il est un art qui n'a jamais failli à sa finalité à travers les âges, c'est la musique. Elle nous procure détente, délassement, évasion, crée chez certains êtres en l'écoutant, une sensationd'euphorie.

Cela étant, le gwo ka jadis appe- lé «gwo tanbou» a envahi le champ musical en Guadeloupe. Il est maintenant orchestré, ou plus exactement diffusé sur les ondes, récupéré parfois par des instruments non originaux, et c'est tant mieux. Il symbolise la résistance de nos ancêtres à l'oppression esclavagiste.

Décrié dans le passé, considé- ré pendant des décennies comme «mizik a vié nèg», celle des classes défavorisées, réhabilité grâce à l'action héroïque, opiniâtre, tenace, des nationalistes; puisqu'il contribue en fait à l'enrichissement de notre patrimoine culturel, à la réappropriation de notre histoire, à l'émergen - ce de notre identité qui lui est consubstantielle.

Le quadrille tout aussi attachant connaît maintenant ses heures de gloire; quoiqu'il s'insère dans une logique d'assimilation; puisque relevant de la musique des maîtres

. \(II était le monopo- le des nègres à talent, domestiques, af franchis
Non que le gwo-ka n'évoque nos valeurs ancestrales, originelles, notre africanité aujourd'hui disparue; mais en imposant sa place au sein de l'univers musi- cal, il a du coup effac dans l'inconscient collectif tout prestige de la biguine, autre rythme qui s'est greffé autour de lui et a bercé des générations.

Vint ensuite le compas dont la fascination qu'elle a exercée sur les esprits, et son audience croissante dans la population, ne pou - vait pas ne pas avoir un impact sur le destin de la biguine.

La disparition de la biguine s'ex- plique par une déficience structurelle tenant à l'inexistence d'un conservatoire de musique, nos politiques ne s'étant jamais penchés sur la question, et à une inclination chez nous à imiter, nous approprier ce qui n'est pas nôtre. Phénomène dû à l'absen - ce d'une prise de conscience nationale, ayant pour corollaire l'aliénation liée à la nature même du système. Il est une évidence à laquelle devraient se rendre musicologue et instrumentistes : l'on ne peut pas se prévaloir de la qualité de musicien en s'en tenant aux seuls rythmes caribéens (haïtiens, dominiquais, zouk etc.) sans s'ouvrir sur l'universel.

La musique reflète en ef fet un langage universel, en ce qu'elle réjouit le cœur de tout mélomane, dès lors que la technique musicale a été respectée, car elle n'est agréable à l'oreille, qu'autant qu'on peut l'écouter sous l'angle de la diversité, de la variété. Ex slow, bolro, bossa nova, valse, y compris le clas - sique. Elle ne saurait se limiter à une expression uniforme; sinon on tombe dans la médiocrité.

L'on nous objectera que de tout temps nous avons recouru aux rythmes étrangers. En témoignent la musique cubaine notamment, la rumba, le boléro, le mambo, le chachacha, le merengue (Saint Domingue calypso; (T rinidad\ genres musicaux différents qui ont fait l'enchantement des générations précédentes.

Rappelons que lorsque le konpa haïtien a pénétré dans notre pays en 1961 très précisément, de la biguine on en tirait jusque là toutes sortes d'applications rythmiques: biguine wabap, kombas, vidé, classique.

Loin de nous l'idée d'occulter le charme attaché au konpa, ni cette création récente qu'est le zouk, dont le rayon - nement et la notoriété ne sont plus à démontrer . La biguine ayant toujours été pour nous une valeur-refuge.

Cependant il est établi et les interprètes autorisés de la chose musicale le prétendent, que l'inhumation de la bigui - ne n'a pas peu contribué à amoindrir la qualité de la musique en Guadeloupe.

Paradoxalement la pratique de ce genre musical vaut au musicien de parvenir à la plénitude de ses moyens, et par voie de conséquence d'acquérir la maîtrise complète de soninstrument.

Ce type de musique dont l'exé- cution repose essentiellement sur l'improvisation qui en fait partie intégrante à l'instar du jazz, avait pour effet de susciter la vélocité et le génie des instru- mentistes et une certaine émulation chez eux. A preuve que la plupart des grandes figures musicales de notre pays telles que Emilien, Mavounzy, Childebert, Mariépin etc., la biguine leur a servi de tremplin, de rampe de lancement, pour accéder au jazz, à la virtuosité et jouir d'une certaine notoriété au plan international.

A la question de savoir si la musique en Guadeloupe a régressé ou pas, nous répondrons par un jugement de valeur : il s'a- git moins de privilégier les rythmes étrangers que de valoriser son propre mode d'expression.

La biguine est médiation à la créativité. En s'obstinant à jouer uniquement les autres genres musicaux dont konpa, zouk notamment, nos saxophonistes, trompettistes, ou trombonistes, réduisent de façon significative leur aptitude à improviser; eu égard à l'audition d'un zouk exclusif de la richesse musicale incontestée de la biguine; laquel - le implique dans son exécution de nombreux accords généra - teurs d'harmonie. Dans l'optique par ailleurs de ce qui constitue une stagnation du niveau musical en Guadeloupe, on note aussi chez les médias une fâcheuse tendance à considérer par anticipation des débu - tants comme artistes, avant que le travail, la persévérance, la constance ne les consacrent en tant que tels. Il est vrai que la jeunesse aujourd'hui en général a sacrifié l'ef fort à la facilité.

C'est le cas de la plupart des instru- mentistes à cuivre et de certains compositeurs aussi. Autre fait qui ajoute au discrédit dont est victime notre musique. Le concours de la plus belle biguine organisé traditionnellement annuellement, si il n'est pas totalement tombé en désuétude avec toute la solennité que revêtait l'événement, ne suscite plus l'enthousiasme du public; parce que privé de l'audience dési - rable dans les médias, l'audiovisuel en particulier : le morceau primé n'étant à notre connaissan- ce jamais rediffusé en radio, ni retransmis en télé. On en est maintenant à la salsa mania. Que les nouvelles générations entourent le rythme en questiond'une certaine méfiance ne nous étonne point.

Il n'en reste pas moins que l'exé- cution de la biguine telle qu'elle était conçue en associant paroles et musique enrichissantes, conditionnait le succès d'une expres - sion musicale inégalable.

Ainsi, Edouard Benoît par exem- ple, nous aura-t-il laissé une idée de sa valeur compétitive.

Il est vrai que c'est un type de musique qui n'est pas facilement maîtrisable; si l'on tient compte de l'effort que nécessite l'improvisation ou solo; mais celle-ci a tou - jours été la règle à travers le temps, quel que fût le niveau technique de l'exécutant. Elle est confiée à l'heure actuelle aux instruments à corde ou piano pratiquement, et non au saxo - phoniste, trompettiste ou trom- boniste, comme traditionnellement pratiquée; parce que fai - sant appel à l'imagination créatrice du musicien. Dans le cadre d'un épanouissement culturel global, il est souhaitable que le gwo ka et la biguine ces deux vecteurs de notre patrimoine culturel cheminent de pair dans le champ musical guadeloupéen ; ceci, si nous voulons montrer à la face du monde notre vocation à la souveraineté. Sinon nous ris- quons de tomber dans l'uniformité. L'écoute de la musique si elle se fonde sur un seul genre musical ou presque, devient morne, monotone. Afin de dissiper toute équivoque, le gwo ka dont nous célébrons la renaissance et le triomphe, n'a porté aucun préjudi - ce à la biguine, puisqu'il lui est pré - existant; mais au contraire c'est le konpa implanté, transplanté ici, qui à sonné le glas de la biguine.

En tout état de cause gwo ka, quadrille, biguine, sont appelés à co-exister; car ils participent de notre passé historique dans la même mesure. L'un ne pouvant affirmer une quelconque suprématie au détriment de l'autre.