Indonésie “The Act of killing” : quand les assassins rejouent leur folie meurtrière

La semaine dernière, dans un article consacré au 48è anniversaire du massacre de plus d'un million de communistes indonésiens et à la liquidation de leur parti, il a été fait état de la sortie d'un film “The Act of killing” (l'Acte de tuer), consacré à la mémoire de ce monstrueux “Crime contrel'Humanité.” Stéphane Courtois et ses amis rédacteurs de l'ouvrage collectif “Le livre noir du communisme” n'en font pas état... Auquel cas, quand ce sont les communistes qui en sont les victimes, il ne s'agit ni de crime, ni de terreur, ni de répression... Silence, ces épisodes douloureux ne méritent pas d'être relatés ! Les communistes, pensent-ils, appar- tiennent à une catégorie inférieure de l'espèce humaine... Pourtant, 45 ans après les faits,“les survivants encore terrorisés hési - tent à s'exprimer ... Les bourreaux eux, protégés par un pouvoir cor - rompu, s'épanchent librement et proposent de rejouer les scènes d'exactions qu'ils ont commises.”T els sont les constats faits par le réalisateur Joshua Oppenheimer , auteur de ce documentaire. En Argentine comme au Chili, en Indonésie comme à Madagascar, aux Antilles comme en Colombie, les victimes, surtout si elles sont communistes, descendants d'es- claves ou issus du peuple, n'ont droit ni à la justice, ni aux réparations, ni à la Mémoire... Elles appartiennent comme dirait Bob Marley à la “Rate Race.” C'est à croire que les questions posées en 1550 à la “Controverse deV alladolid” à savoir : Les Noirs, les Indiens, les Asiatiques appartien - nent-ils oui ou non à l'espèce humaine ? Le Christ est-il mort pour eux aussi ? sont encore en débat. Ces interrogations ne sem - blent toujours pas avoir reçu de réponses positives. Leurs bourreaux peuvent dormir tranquilles et circuler librement.

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Le criminel est une figure qui permet de distinguer facilement entre le documentaire et la fiction. Du nazi au serial killer, on le trouve souvent pimpant dans la fiction pour les besoins d'une équation célèbre qui veut que, plus le méchant est réussi, meilleur est le film.

C'est une autre paire de manches dans le documentaire, où le personnage, véritable auteur du crime, joue rien de moins que sa peau en même temps que son image. Il apparaît donc dans le meilleur des cas sous le jour de la contrition et du remords, dans le pire sous celui du faux-fuyant et de la défense fallacieuse. Le bourreau documentaire nous file toujours un peu entre les doigts.

Sauf dans The Act of killing, sidé- rant documentaire qui nous montre, pour la première fois semble-t-il dans l'histoire du genre, des bourreaux pétant la forme, exaltant leur sadisme, et de surcroît assez aimables pour rejouer leur rôle devant la caméra du réalisateur. De qui s'agit-il ? D'une brochette de voyous et de paramilitaires indonésiens chargés, en 1965, avec la bénédiction du général et bientôt président Suharto, de contribuer à l'éradication des militants commu - nistes, et affiliés supposés. Joshua Oppenheimer a retrouvé ces hom - mes, est resté à leurs côtés assez longtemps pour les convaincre de reconstituer leur participation à ce crime de masse (500 000 à un million de victimes).

HORRIFIQUE ET GROTESQUE

Le film qui en ressort est un objet horrifique et grotesque. Un satané couple y tient la vedette, le vieil Anwar et l'obèse Herman? Laurel et Hardy de l'assassinat sériel, autour desquels s'agrègent les troupes de choc de la milice fasci - sante, et toujours florissante, Pancacila. Ces personnages appa - raissent dans une grande diversité de séquences, les reconstitutions proprement dites : scènes de torture, massacre d'un village, etc. La préparation des dites scènes, où l'on constate que ces hommes, amateurs de cinéma américain, ont le souci de l'efficacité.

Le visionnage par les personnages de ce qu'ils ont tourné donnant lieu à d'effarants commentaires. Le tournage de tableaux oniriques, poétiques (naïades sortant du ven- tre d'un poisson géant) ou mons- trueux (ogre sanguinolent se délectant de la chair de sa victime). Enfin, de ces moments qui nous font comprendre que ces hom - mes appartiennent à un Etat qui les protège : racket dans le quartier chinois, apologie du crime organisé par de nomb- reux officiels, démonstrations de force du mouvement paramilitaire Pancacila, émission de télévision menée par une pré - sentatrice enjouée, qui invite, en présence des fiers exécu - teurs, le public à “célébrer l'ex- termination des communistes.”

Cette connivence entre l'Etat et le crime organisé explique l'absence de vergogne de ces hommes, et l'étalage de leur turpitude. C'est elle qui permet cette stupéfiante remise en jeu de leurs actes, qui confie à des tableaux dignes d'Ubu roi d'Alfred Jarry. On pense, aussi, à ces lignes écrites par le poète Antonin Artaud sous le choc de sa découverte du théâtre balinais en 1931 : “Une espèce de terreur nous prend à considérer ces êtres mécanisés, à qui ni leurs joies ni leurs douleurs ne semblent appartenir en propre, mais obéir à des rites éprouvés, et comme dictés par des intelligences supérieures.” Cette théâtralisation documentaire de l'horreur est évidemment à double détente : tandis que les assassins s'en emparent à des fins de purge morale, le cinéas- te escompte quant à lui que la vérité sorte de ce jeu.

Gageons à cet égard que le film suscitera le débat. Sur la morale de cette méthode. Sur la passivité du réalisateur devant quelques scènes odieuses. Sur le risque de montrer des bourreaux triomphants. Sur l'absence des victimes. Sur le manque criant d'éclaircissements politiques concernant ce massacre largement méconnu.T out cela est vrai.

Reste que The Act of Killing, comme son titre l'indique, est un film exceptionnel en ce qu'il montre, revendiquée par ses acteurs mêmes, la jouissance qui entre dans l'acte de tuer, ainsi que le sen- timent d'affranchissement moral que procure l'infamie de cet acte. De ce seul point de vue, il mérite de figurer parmi les quelques grands témoignages filmés docu - mentant la barbarie humaine.

Jacques Mandelbaum