Entretien avec William Sportisse :«Le Parti communiste algérien dans le mouvement national»

Les Algériens n'auraient-ils pas préféré faire l'économie d'une guerre ? William Sportisse.

Les Algériens ont recherché pendant longtemps une issue pacifique. Mais les gouvernements français se sont pliés aux volontés des gros colons et ont toujours refusé de dis - cuter. Dès lors, le recours à la lutte armée s'est imposé. Je me souviens être allé dans le sud du Constantinois, chez des paysans, des planteurs de tabac. Dans un discours en langue arabe, j'avais dit qu'il faut utiliser toutes les formes de luttes, y compris « les for - mes supérieures de lutte», ce que les militants avaient interprété fort justement comme une référence à la lutte armée, pour laquelle, dis - aient-ils, ils étaient prêts. J'étais allé dans les Aurès ren- contrer les jeunes communistes. Ils m'ont accueilli en rang, chan - tant des chants patriotiques. Les paysans des Aurès venaient aux meetings armés pour se défendre d'éventuelles provocations de l'administration coloniale. Tout cela se passait dans les années de l'immédiat après-guerre. Dès cette période, il apparaissait que l'administration coloniale et les gouvernements n'étaient pas prêts à céder. Ils ont négocié au Maroc et en T unisie, mais en Algérie, ils ont fait sept années de guerre.

Quel poids pesait le Parti com- muniste algérien au moment où débute la guerr e d'Algérie ? William Sportisse.

Le PCA, créé en 1936, arrivait en tête aux élections dans certaines villes. Il y a eu des grèves ouvrières et les communistes ont apporté une grande contribution à ces luttes. Beaucoup de militants ouvriers nationalistes ont adhéré au PCA. Le PCA travaillait parmi les ouvriers les plus exploités_: les mineurs, les dockers, les liégeurs. En même temps, il travaillait chez les paysans pauvres et les ouvriers agricoles.

Les contradictions entre les com- munistes et d'autres composantes du mouvement de libération étaient réelles. Ne les avez-vous pas vécues ? William Sportisse.

Les projets des communistes entraient en contradiction avec ceux qui voulaient faire de l'Algérie un pays capitaliste. Je me souviens d'un député nationaliste qui est venu à Constantine en 1948. Au cours d'un meeting, il a dit : «Cela ne nous intéresse pas de savoir quel sera le devenir de l'Algérie, si elle sera capitaliste ou socialiste. Ce qui compte, c'est l'indépendance». Nous ne nous posions pas seulement le problème de l'indépendance. Nous voulions construire une société socialiste. Nous ne voulions pas passer de l'exploitation coloniale à l'exploitation capitaliste. C'est une bataille idéologique. Il y a eu des courants anticommunistes et aussi des courants qui se rappro - chaient de nous. Mais certains nous ont combattus jusqu'à nous liquider physiquement, comme ils ont liquidé aussi des nationalistes qui n'étaient pas d'accord avec leurs orientations pro capitalistes. Si la contradic- tion principale pendant la guer- re de libération opposa le peuple opprimé au colonialisme, cela ne signifiait pas que dispa - raissait la contradiction secon- daire à l'intérieur de ce mouvement sur l'orientation ultérieure du pays une fois libéré.

Le départ massif des Européens et des juifs d'Algérie aurait-il pu être évité après l'indépendance ? William Sportisse.

Le départ massif des juifs et des Européens est le résultat de la politique de la terre brûlée des ultracolonialistes de l'OAS. La minorité a cédé à la peur que lui ont inculquée les gros colons terriens. Le colonialisme avait commis tellement de crimes que les Européens redoutaient une revanche. Elle n'a pas eu lieu. Ceux qui sont restés ou qui sont venus en Algérie après l'indépendance ont été bien accueillis. La situation a été maîtrisée par le FLN pour évi - ter les représailles à la suite des exactions de l'OAS. Il y a eu des répliques à l'OAS, mais elles furent peu nombreuses.

Au lendemain de l'indépen- dance, pourquoi le gouvernement a-t-il dissous le Parti communiste ? William Sportisse.

Pour certains nationalistes favorables à la voie capitaliste, c'était tout à fait naturel. D'autres avaient peur d'une influence très forte des communistes. Ils ont argumenté ainsi : si nous laissons les commu - nistes s'organiser, nous serons obligés de laisser la bourgeoisie s'organiser également, et nous risquons de ne pas avancer. C'était une idée fausse, car la bourgeoisie était présente au sein du FLN et de l'administration. Pendant la guerre de libération, nous avions envisagé une telle évolution. Nous ne fûmes pas étonnés de cette pression exer - cée pour dissoudre le PCA. Mais, au sortir d'une guerre de sept ans, il nous était dif ficile de nous opposer frontalement. Tout en condamnant cette décision et en maintenant notre parti dans la clandestinité, nous avons travaillé à l'union des Algériens pour l'édification du pays pour empêcher que le néocolonialis- me ne prenne le relais du colonialisme. Cette volonté de nous voir disparaître s'était déjà mani - festée pendant la guerre de libé- ration. Nous avions déjà refusé de nous dissoudre et de nous fondre dans le mouvementnationaliste. Nous avions cependant accepté d'intégrer nos groupes armés dans l'armée de libération nationale (ALN). Nous avons pris posi - tion contre le coup d'État de 1965. Nous avons constitué avec des militants de la gauche du FLN une organisation de la résistance. J'étais à la direction, et c'est ainsi que j'ai été arrêté, tor- turé. J'ai été jeté en prison pen- dant trois ans, puis assigné à résidence à T iaret jusqu'en 1975. Je suis retourné ensuite à Alger pour travailler comme cadre financier dans une société publique. En 1966, nous avions créé le Parti de l'avant-garde socialiste (Pags) qui agit dans la clandestinité jusqu'à sa légalisa - tion, en 1989. Quant au journal historique des communistes algérien, Alger républicain, il fut interdit en 1965.

Les années 1990 furent mar- quées par une montée de l'isla- misme en Algérie, avec son cor- tège de terrorisme. Quelle est votre analyse de ce phénomène islamiste qui continue de jouer un rôle important dans le monde arabe ? William Sportisse.

La montée de l'islamisme a correspondu avec la disparition de l'Union soviétique. Que défendaient les dirigeants islamistes ? Ils étaient pour le libéralisme. Certains étaient liés à des courants de la bourgeoisie du commerce informel. Parmi eux, il y avait d'anciens propriétaires fonciers touchés par la réforme agraire, des gens qui s'étaient emparés de denrées de première nécessité et du cheptel, qui avaient été soutenus par le gou - vernement et les revendaient dans les pays limitrophes (Tunisie et Maroc) à des prix un peu plus élevés C'est ainsi qu'ils construisi - rent leurs fortunes sur le dos de l'Algérie et des pauvres gens. Leur priorité était de supprimer le monopole de l'État sur le commerce extérieur et de récupérer les terres remises aux paysans pauvres qui en étaient démunis par la réforme agraire des années 1970. Cette conversion au libéralisme, on la constate aujourd'hui en Tunisie avec Ennahdha et en Égypte avec les Frères musulmans.

Enfant du camp des oliviers.

T oute la vie de William Sportisse est marquée par l'engagement. Jeune juif du Maghreb, né à Constantine en 1923, tout le rapproche des aut - res Algériens arabes et musulmans exploités par la colonisation. Devenu communiste dès l'adoles- cence, il connaîtra les rigueurs de la lutte clan- destine contre le fascisme, participera aux com- bats de la libération de la France, avant de s'en - gager avec le Parti communiste algérien dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie. Son rêve, une Algérie libre et socialiste, lui vaudra la prison et la torture après le coup d'État de 1965. Dans des conditions dif ficiles, avec ses camarades, il lutte pour une orientation progressiste de son pays. La montée de l'islamisme et la décennie de plomb des années 1990 marquent un coup d'ar- rêt au projet porté par la lutte d'indépendance. Mais ce communiste algérien refuse de céder à la désespérance. Son livre le Camp des Oliviers, écrit avec l'historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani, en est un passionnant témoignage.